Bonjour ShBJ,
ShBJ a écrit :A Louisa, salut !
Dans la mesure où tu as cité tous les passages (judicieux) qui semblent t'autoriser à parler de l'essence de l'esprit comme ayant l'essence du corps comme objet, mais reconnais qu'aucun passage de l'Ethique ne dit une chose pareille, je crois que notre divergence ne repose pas sur des éléments textuels invocables, mais est d'interprétation, et radicale.
1) Le passage du TIE où figure l'expression d'essence formelle objet d'une autre essence me paraît faire un usage du concept d'essence tout autre que celui de l'Ethique : il s'agit en fait uniquement de ce que Descartes aurait appelé réalité formelle de l'idée, distinguée de la réalité objective (voir la Méditation troisième).
à mon sens l'originalité de Spinoza réside précisément, à ce sujet, dans le fait de faire coïncider la réalité objective avec la réalité formelle. Il opère ce changement par rapport à Descartes explicitement dans le TIE, mais je ne vois rien dans l'Ethique qui annulerait de nouveau cette redéfinition, au contraire même, ce qu'il y développe concernant "l'union" de l'esprit et du corps devient incompréhensible dès que l'on ne tient pas compte de la différence entre son usage du couple formel-objectif dans le TIE comparé à Descartes. Pour un développement de cette différence, voir
Spinoza, lecteur des "Objections" faites aux "Méditations" de Descartes et de ses "Réponses" de Bernard Rousset, éd. Kimé pg. 28-29.
ShBJ a écrit :2) Il me semble que tu confonds (consciemment peut-être) l'attribut comme essence de la substance et l'essence singulière. Du même coup, tu en viens à appliquer la distinction réelle des attributs (E, I, 10) à l'essence singulière des modes.
il est certain que je ne vois pas encore très bien en quoi la distinction entre les attributs pourrait être réelle tandis que la distinction entre deux modes appartenant à deux attributs différents ne le serait pas. Quels seraient les arguments pro cette thèse?
ShBJ a écrit : Je ne crois pas qu'une telle confusion soit légitime, et que l'on puisse parler d'essence d'un esprit singulier différente de l'essence d'un corps singulier - mais bien, comme je l'écrivais, d'une même essence singulière considérée selon tel ou tel attribut.
ici aussi, je ne suis pas encore certaine d'avoir trouvé la meilleure interprétation. Dans l'Ethique, Spinoza définit l'essence comme ce qui n'a rien en commun avec une autre essence. Cela me semble valoir aussi bien pour l'essence des attributs que l'essence des choses singulières. Car les choses singulières se définissent par l'effet qu'elles produisent, or ce qui n'a rien en commun ne peut avoir un rapport causal. Si donc l'essence objective d'une chose ou l'idée qu'est cette chose relève de l'attribut de la pensée, et l'essence formelle ou l'essence du corps (dans le cas de l'homme) de l'attribut de l'étendue, je ne vois pas comment les deux essences pourraient avoir quelque chose en commun. Certes, il y a une union entre les deux telles qu'elles constituent une seule et même chose, mais justement, qui dit union dit rapport, et non pas identité, non?
Je dirais donc qu'il s'agit d'une seule et même CHOSE, considérée tantôt dans son essence objective (= l'essence de son esprit), tantôt dans son essence corporelle, et non pas d'une seule et même essence que l'on sait concevoir de façons différentes, selon l'attribut sous lequel on la contemple (sinon, penses-tu à l'un ou l'autre passage où Spinoza parle de la possibilité de considérer une ESSENCE et non pas une chose du point de vue de l'un ou l'autre attribut?).
De la même manière, la Nature est une seule et même chose, mais son essence est différente lorsqu'on la conçoit du point de vue de Dieu (= l'essence de Dieu) que quand on la conçoit du point de vue d'un mode (qui a une essence à laquelle n'appartient pas l'être de la substance).
Et à partir de ce moment-là, ici aussi se pose la question du rapport entre ces deux essences, ou du rapport entre l'essence d'un mode et l'essence de Dieu.
ShBJ a écrit :La "question du rapport entre les deux essences" ne continue pas à se poser, ni ne commence à se poser. La question du rapport entre les attributs, oui, mais qui est réglée en E, II, 7. Spinoza emploie toujours, dans les passages de la cinquième partie que tu cites, "exprimer", "envelopper", "appartenir", etc. Ainsi, dans E, V, 23, par exemple, ce n'est pas "le rapport de l'essence de l'esprit à l'essence du corps" qui est un rapport d'expression (je maintiens qu'il n'y a pas de rapport puisqu'il n'y a pas deux essences), mais le rapport de l'idée de l'essence du corps à l'essence du corps.
En fait, tu me parais confondre l'idée que je suis (en Dieu) et l'idée que j'ai de mon corps.
pourrais-tu développer davantage ce que tu viens de dire ici? En quel sens est-ce que je confonds ces deux idées, par exemple?
ShBJ a écrit :3) Je parlais de médiation, parce que distinguer l'essence de l'esprit singulier et l'essence du corps singulier, et affirmer que celle-là a celle-ci pour objet, c'est se contraindre à affirmer que Dieu ne connaît les corps qu'en tant qu'il connaît les esprits, par leur médiation. Tu ne peux pas à la fois distinguer deux essences singulières et maintenir l'immédiateté de la connaissance divine.
je crois effectivement que Dieu ne connaît les corps qu'en tant qu'il connaît les esprits. Si selon toi ce n'est pas le cas, comment Dieu connaîtrait-il d'après toi les corps?
La connaissance de Dieu, ou l'intellect de Dieu, n'est rien d'autre qu'un ensemble d'idées. Ces idées sont les essences objectives de tout ce qui existe. L'ensemble de ces idées forment l'attribut de la Pensée, et expriment de ce point de vue l'essence de Dieu. Et c'est par le "biais" de l'attribut de la Pensée que Dieu connaît tous les autres attributs et leurs modes, modes qui sont à chaque fois objets d'une idée singulière qui exprime l'attribut de la pensée. C'est donc parce que l'attribut de la pensée n'est rien d'autre que l'ensemble de toutes les idées (et donc aussi des idées qui constituent les esprits des choses) que la connaissance de Dieu ayant les modes des autres attributs comme objets n'est pas une "médiation", cette connaissance, c'est Dieu lui-même, mais cela en tant que son essence s'exprime par l'attribut de la pensée. Le "biais" par lequel il connaît les corps n'est pas un "instrument", un moyen, qui s'ajoute à Dieu, c'est l'essence même de Dieu, en tant qu'il s'explique par la pensée. Autrement dit, la connaissance de Dieu, C'EST l'attribut de la Pensée, et ce qu'il connaît, ce sont tous les autres attributs (plus celui de la pensée dans son aspect formel). Je ne vois pas comment concevoir dans ce schéma l'une ou l'autre "médiation"?
ShBJ a écrit :4) Le dernier paragraphe de mon intervention porte sur la possibilité, pour Dieu, de connaître l'inadéquation en tant que telle, lors même qu'il n'a que des idées adéquates. Il me semble que c'est un problème fondamental de l'Ethique, et que le résoudre pourrait permettre de répondre à des objections (stupides mais fréquentes) selon lesquelles le Dieu de Spinoza est trop loin de l'humaine condition.
j'avoue que pour l'instant je ne vois pas très bien le problème, mais cela m'intéresse bien de mieux le comprendre. En attendant, voici comment je vois les choses à ce sujet.
La "condition" humaine est la condition de tout mode. Elle se caractérise par le fait de ne pas être cause de soi, et donc par le fait de n'être qu'une partie d'un tout qui lui dépasse. Autrement dit, tout mode, toute chose singulière (humaine ou non), se caractérise par le fait d'être "limité". Cette "limitation" implique que le mode en tant que mode ne peut avoir connaissance des essences objectives de toute chose particulière, et cela simplement parce que son esprit, ou l'ensemble de ses connaissances, est limité, tandis que le nombre de choses qui existent est infini. Par définition, un mode a donc une connaissance "partielle". L'inadéquation n'est à mes yeux rien d'autre que cela: une connaissance partielle d'une chose.
Alors aussi longtemps que l'on pense sur base d'un Dieu non pas immanent mais transcendant aux choses/modes, on peut effectivement dire que Dieu "ne connaît pas" la condition humaine telle que celle-ci se vit elle-même. Or, dès que Dieu EST la Nature, il connaît tout ce qui existe réellement, c'est-à-dire ... toutes les idées adéquates, non partielles. Cela ne veut pas dire que les idées inadéquates qui se trouvent dans l'esprit humain flottent quelque part hors Dieu, puisqu'ici, rien n'est plus hors Dieu. Cela veut seulement dire que les deux natures qui sont enveloppées par définition dans une idée inadéquate, sont pensées chacune de manière claire et distincte par Dieu. Il a donc également toutes nos idées inadéquates en lui, telles quelles, seulement Dieu y ajoute systémaquement ce qui leurs manquent, dans l'esprit de l'homme, pour être "entières" et non plus partielles.
Le fait que Dieu a en lui toutes nos idées inadéquates, mais cela seulement en tant qu'il a également une idée d'une infinité d'autres choses, ne "sépare" donc aucunement Dieu de ses modes. Cela indique seulement que Dieu a "plus" d'idées que nous, et non pas uniquement d'autres idées (tandis que certaines des nôtres seraient ailleurs qu'en lui).
ShBJ a écrit :Il s'agit d'appliquer à Spinoza, mutatis mutandis, le même montage que celui qui permettait aux scolastiques de concilier la proposition aristotélicienne selon laquelle Dieu ne pense que lui-même et la proposition biblique selon laquelle il se soucie de chacun de nos cheveux. Pour Saint Thomas d'Aquin comme pour saint Bonaventure, ça passe par Jean, I, 2 - par l'éternité de l'incarnation, le Père pense la singularité des créatures via le Fils, en ne pensant que lui-même, et le tour est joué grâce à la pluralité des personnes dans l'unité de la substance. Mais dans l'Ethique ? Comment Dieu connaît-il les affects passifs en tant que tels ?
Dieu étant le tout, il connaît tous les affects EN TANT QUE ceux-ci constituent le tout. L'homme ne connaît les affects qu'EN TANT QU'ils constituent seulement une partie de ce tout: son propre corps et esprit. Dieu "voit" donc que tel ou tel affect est passif pour la chose x, mais en voyant en même temps la chose y qui l'affecte, il peut avoir IMMEDIATEMENT une idée adéquate de cet affect. Il la complète donc, au lieu de la "remplacer" par une idée adéquate.
Mais cela ne résoud peut-être pas ton problème?
Porte-toi bien,
louisa