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TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE
CHAPITRE XIII.
ON MONTRE QUE L’ÉCRITURE N’ENSEIGNE
QUE DES CHOSES FORT SIMPLES,
QU’ELLE N’EXIGE QUE L’OBÉISSANCE,
ET QU’ELLE N’ENSEIGNE SUR LA NATURE DIVINE
QUE CE QUE LES HOMMES PEUVENT IMITER
EN RÉGLANT LEUR VIE SUIVANT UNE CERTAINE LOI.
Plan du TTP
Nous avons prouvé dans
le chapitre II de ce Traité que l’imagination seule des prophètes,
et non leur entendement, avait été douée d’une puissance
singulière, et que Dieu, loin de les initier dans les secrets de
la philosophie, ne leur avait révélé que les choses
les plus simples et s’était proportionné à leurs
sentiments et à leurs préjugés. Nous avons fait voir
dans le chapitre V que l’Écriture transmet et enseigne les choses
de telle manière que chacun les peut très-facilement comprendre
; car, bien loin d’enchaîner ses idées avec rigueur et de
les rattacher à des axiomes et à des définitions,
elle expose tout avec simplicité ; et pour qu’on ait foi en ses
enseignements, elle ne les confirme que par la simple expérience,
c’est-à-dire par des miracles et par des récits historiques.
Cette exposition est d’ailleurs faite dans le style et dans le langage
les plus propres à remuer l’esprit du peuple (consultez à
ce sujet, dans le chapitre VI, ma troisième remarque). Nous avons
ensuite établi dans le chapitre VII que la difficulté d’entendre
l’Écriture ne résulte que de la langue et non de la sublimité
du sujet. Joignez à cela que ce n’est pas aux savants, mais à
tous les Juifs indistinctement que les prophètes firent entendre
leurs prédications, et que les apôtres avaient coutume d’enseigner
la doctrine évangélique dans les églises où
toutes sortes de personnes étaient réunies. Il résulte
de toutes ces considérations que la doctrine de l’Écriture
ne contient ni spéculations sublimes ni questions philosophiques,
mais bien les choses les plus simples que peut saisir l’intelligence la
plus bornée. Je ne puis donc assez admirer la pénétration
de ces personnes dont j’ai parlé précédemment, qui
trouvent dans l’Écriture des mystères dont nulle langue
ne saurait expliquer la profondeur, et qui ont ensuite introduit dans
la religion tant de spéculations philosophiques qu’il semble que
l’Église soit une académie, et la religion une science ou
plutôt une école de controverse. Mais pourquoi s’étonner
que des hommes qui se vantent de posséder une lumière surnaturelle
ne veuillent pas le céder en connaissance aux philosophes, qui
sont réduits aux ressources naturelles ? Ce qui étonnerait,
ce serait de les entendre exposer quelque nouveauté spéculative,
quelque opinion qui n’eût pas été autrefois répandue
dans les écoles de ces philosophes païens (qu’ils accusent
cependant d’aveuglement). Car si vous leur demandez quels sont les mystères
qu’ils voient dans l’Écriture, ils ne vous produiront, je vous
l’assure, que les fictions d’un Aristote, d’un Platon, ou d’un autre semblable
auteur de systèmes ; fictions qu’un idiot trouverait plutôt
dans ses songes que le plus savant homme du monde dans l’Écriture.
Ce n’est pas que nous voulions nier absolument qu’il y ait rien dans la
doctrine de l’Écriture qui soit de l’ordre de la spéculation
; aussi bien dans le chapitre précédent nous avons allégué
certains principes de ce genre et qui sont comme les fondements de l’Écriture
: nous voulons dire seulement que les spéculations y sont très-rares
et très-simples. Mais quelles sont-elles, et comment les déterminer,
c’est un point que j’ai dessein d’éclaircir ici ; cela me sera
facile maintenant qu’il est établi que l’Écriture n’a point
pour objet d’enseigner les sciences ; car on peut facilement conclure
de là qu’elle n’exige des hommes que l’obéissance et que
ce n’est pas l’ignorance, mais l’opiniâtreté seule qu’elle
condamne. Ensuite, puisque l’obéissance envers Dieu ne consiste
que dans l’amour du prochain (car celui qui aime son prochain dans l’intention
de complaire à Dieu, celui-là, comme le dit Paul dans son
Épître aux Romains, chap. XIII, vers. 8, a accompli
la loi), il s’ensuit que l’Écriture ne recommande pas d’autre science
que celle qui est nécessaire à tous les hommes pour qu’ils
puissent obéir à Dieu selon ce précepte, de sorte
que ceux qui l’ignorent doivent nécessairement être opiniâtres
ou du moins indociles ; quant aux autres spéculations qui ne tendent
pas directement à ce but, qu’elles aient pour objet la connaissance
de Dieu ou celle des choses naturelles, elles ne regardent pas l’Écriture,
et il faut par conséquent les retrancher de la religion révélée.
Mais, quoique ce point soit maintenant bien éclairci, comme le
fond même de la religion en dépend, je veux examiner la chose
avec plus de soin et la mettre mieux en lumière. Pour cela il faut
prouver avant tout que la connaissance intellectuelle ou approfondie de
Dieu n’est pas, comme l’obéissance, un don commun à tous
les fidèles ; ensuite, que cette sorte de connaissance que Dieu,
par la bouche des prophètes, a exigée généralement
de tout le monde, et que chacun est tenu de posséder, n’est autre
chose que la connaissance de la divine justice et de la charité
: deux points qui se prouvent facilement par l’Écriture elle-même.
Car 1° on les peut conclure avec évidence du passage de l’Exode
(chap. VI, vers. 2) où Dieu, pour montrer la grâce particulière
qu’il a donnée à Moïse, dit : Et je me suis révélé
à Abraham, à Isaac et à Jacob en tant que Dieu Sadaï,
mais ils ne m’ont pas connu sous mon nom de Jéhovah. Ici, pour
mieux entendre ce passage, il faut remarquer que El Sadaï
en hébreu veut dire Dieu qui suffit, parce qu’il donne en
effet à chacun ce qui lui suffit ; et quoique souvent Sadaï
soit pris absolument pour signifier Dieu, il n’est pas douteux
néanmoins qu’il faille partout avec ce mot sous-entendre El,
c’est-à-dire Dieu. Ensuite il est à remarquer qu’on
ne trouve pas dans l’Écriture d’autre nom que celui de Jéhovah
pour exprimer l’essence absolue de Dieu, sans rapport aux choses créées.
Aussi les Hébreux prétendent-ils que c’est là le
seul nom qui convienne à Dieu, que les autres sont purement appellatifs
; et effectivement les autres noms de Dieu, qu’ils soient substantifs
ou adjectifs, sont des attributs qui ne conviennent à Dieu qu’en
tant qu’on le considère dans son rapport avec les créatures
ou en tant qu’elles lui servent de manifestation : de ce nombre est El,
ou, en ajoutant la lettre paragogique he, Eloha, qui veut
dire puissant, comme on le sait ; nom qui ne convient à Dieu que
par excellence, de même que nous appelons Paul l’Apôtre.
Ce nom d’ailleurs signifie les différentes vertus de la puissance,
de sorte qu’en l’appelant El (puissant) on dit qu’il est grand,
juste, miséricordieux, etc. ; on met donc ce nom au pluriel et
on lui donne un sens singulier pour embrasser à la fois tous les
attributs divins, usage très-fréquent dans l’Écriture.
Ainsi, puisque Dieu dit à Moïse que les patriarches ne l’ont
pas connu sous le nom de Jéhovah, il s’ensuit qu’ils n’ont
connu de lui aucun attribut divin qui explique son essence absolue, mais
seulement ses effets et ses promesses, c’est-à-dire sa puissance
en tant qu’elle se manifeste par les choses visibles. Or Dieu ne parle
pas ainsi à Moïse pour les accuser d’infidélité,
mais au contraire pour exalter leur foi et leur crédulité
; puisque, n’ayant point eu, comme Moïse, une connaissance toute
particulière de Dieu, ils ont cru fermement à la réalisation
de ses promesses et bien mieux que Moïse, qui, malgré les
pensées plus sublimes qu’il avait sur Dieu, douta néanmoins
des promesses divines et fit un reproche à Dieu de ce qu’au lieu
du salut qui leur était promis, les Juifs avaient vu empirer leurs
affaires. Ainsi, puisque les patriarches n’ont pas connu le nom particulier
de Dieu, et que Dieu parle à Moïse de cette ignorance pour
exalter leur foi et leur simplicité d’esprit, et pour marquer en
même temps le prix de la grâce singulière accordée
à Moïse, il s’ensuit très-évidemment, comme
nous l’avons établi en premier lieu, que les hommes ne sont pas
tenus de connaître les attributs de Dieu, et que cette grâce
est un don particulier qui n’a été réservé
qu’à quelques fidèles. Il serait superflu d’apporter en
preuve d’autres témoignages de l’Écriture. Qui ne voit en
effet que la connaissance de Dieu n’a pas été égale
chez tous les hommes, et que la sagesse, pas plus que la vie et l’existence,
ne se donne à personne par un mandat ? Hommes, femmes, enfants,
tout le monde peut également obéir, mais non pas devenir
sage. Que si l’on prétend qu’il n’y a pas besoin à la vérité
de connaître les attributs de Dieu, mais de croire tout simplement
et sans démonstration, c’est là une véritable plaisanterie.
Car les choses invisibles et tout ce qui est l’objet propre de l’entendement
ne peuvent être aperçus autrement que par les yeux de la
démonstration ; ceux donc à qui manquent ces démonstrations
n’ont aucune connaissance de ces choses, et tout ce qu’ils en entendent
dire ne frappe pas plus leur esprit ou ne contient pas plus de sens que
les vains sons prononcés sans jugement et sans aucune intelligence
par un automate ou un perroquet. Mais, avant d’aller plus loin, je suis
obligé de dire pourquoi on trouve souvent dans la Genèse
que les patriarches ont parlé au nom de Jéhovah,
ce qui semble en complète opposition avec ce que j’ai déjà
dit. En se rapportant aux explications du chapitre VIII, on pourra facilement
tout concilier ; car nous avons fait voir que l’écrivain du Pentateuque
ne donne pas précisément aux choses et aux lieux les noms
qu’ils avaient au temps dont il parle, mais ceux sous lesquels ils étaient
plus facilement connus du temps même de l’écrivain. Ainsi
la Genèse dit que Dieu fut annoncé aux patriarches
sous le nom de Jéhovah, non pas qu’il fût connu des anciens
sous cette appellation, mais parce que ce nom était chez les Juifs
en singulier honneur. Il faut donc nécessairement admettre cette
explication, puisque dans notre texte de l’Exode il est dit expressément
que les patriarches ne connurent pas Dieu sous ce nom ; et aussi puisque,
dans l’Exode (chap. III, vers. 13), Moïse désire connaître
le nom de Dieu. Et si ce nom eût été connu auparavant,
Moïse, du moins, ne l’aurait pas ignoré. Concluons donc, comme
nous le voulions, que les fidèles patriarches n’ont pas connu ce
nom de Dieu, et que la connaissance de Dieu est un don et non pas un commandement.
Il est temps maintenant de passer au second point, savoir
que Dieu ne demande aux hommes par l’entremise de ses prophètes
d’autre connaissance de lui-même que celle de sa divine justice
et de sa charité, c’est-à-dire de ceux de ses attributs
que les hommes peuvent imiter en réglant leur vie par une certaine
loi. Jérémie enseigne d’ailleurs cette doctrine en termes
formels. Ainsi, au chapitre XXII, vers. 15, 16, en parlant du roi Josias,
il s’exprime ainsi : Ton père a, il est vrai, bu et mangé,
il a rendu justice et bon jugement, et alors il a prospéré
; il a rendu leur droit au pauvre et à l’indigent, et il a prospéré,
car c’est vraiment là me connaître, a dit Jéhovah.
Et les paroles qui se trouvent au chapitre IX, vers. 24, ne sont pas moins
claires ; les voici : Que chacun se glorifie seulement de ce qu’il
me comprend et me connaît, parce que, moi Jéhovah, j’établis
la charité, le bon jugement et la justice sur la terre, car ce
sont les choses dont je suis charmé, dit Jéhovah. Nous
tirerons la même conclusion de l’Exode (chap. XXXIV, vers.
6, 7) où Dieu ne révèle à Moïse, qui
désire le voir et le connaître, d’autres attributs que ceux
qui manifestent sa divine justice et sa charité. Enfin c’est ici
parfaitement le cas de citer cette expression de Jean (dont nous parlerons
encore dans la suite), qui, se fondant sur ce que personne n’a vu Dieu,
explique Dieu par sa seule charité, et conclut que c’est réellement
posséder et connaître Dieu que d’avoir la charité.
Nous voyons donc que Jérémie, Moïse, Jean ramènent
à un petit nombre de points la connaissance que chacun doit avoir
de Dieu, et ne la font consister qu’en ceci, comme nous le voulions, à
savoir : que Dieu est souverainement juste et souverainement miséricordieux,
c’est-à-dire qu’il est l’unique modèle de la véritable
vie. Ajoutez à cela que l’Écriture ne donne expressément
aucune définition de Dieu, qu’elle ne prescrit la connaissance
d’aucun autre attribut que ceux que nous venons de désigner, et
que ce sont les seuls qu’elle recommande positivement. De tout cela nous
concluons que la connaissance que nous avons de Dieu par l’entendement,
et qui considère la nature telle qu’elle est en elle-même,
nature que les hommes ne peuvent imiter par une certaine manière
de vivre et qu’ils ne peuvent non plus prendre pour exemple pour bien
régler leur vie, n’appartient aucunement à la foi et à
la religion révélée, et conséquemment que
les hommes y peuvent errer complètement sans qu’il y ait à
cela aucun mal. Il n’est donc pas du tout étonnant que Dieu se
soit mis à la portée de l’imagination et des préjugés
des prophètes, et que les fidèles aient eu sur Dieu diverses
opinions, comme nous l’avons prouvé au chapitre II par de nombreux
exemples. Il n’est pas non plus étrange que les livres sacrés
parlent partout si improprement de Dieu, qu’ils lui donnent des mains,
des pieds, des yeux, des oreilles, une âme, un mouvement local,
et jusqu’aux passions du cœur comme la jalousie, la miséricorde,
etc… ; et enfin qu’ils le représentent comme un juge assis dans
le ciel sur un trône royal, ayant le Christ à sa droite.
Un pareil langage est évidemment approprié à l’intelligence
du vulgaire, à qui l’Écriture s’efforce de donner, non la
science, mais l’esprit d’obéissance. Cependant les théologiens
ordinaires ont cherché à donner à ces expressions
un sens métaphorique, toutes les fois que, par le secours de la
lumière naturelle, ils ont pu reconnaître qu’elles ne convenaient
pas à la nature divine, et ils n’ont pris à la lettre que
les passages qui passaient la portée de leur intelligence. Mais
s’il fallait nécessairement entendre et expliquer par des métaphores
tous les endroits de ce genre qui se trouvent dans l’Écriture,
on conçoit qu’elle n’eût pas été composée
pour le peuple et le grossier vulgaire, mais seulement pour les hommes
les plus habiles et surtout pour les philosophes. Bien plus, s’il y avait
impiété à avoir sur Dieu, dans une pieuse simplicité
d’esprit, les croyances que nous venons de dire, certes les prophètes
auraient dû surtout éviter, du moins par égard pour
la faiblesse du peuple, des phrases semblables, et enseigner avant tout
d’une manière très-claire les attributs de Dieu selon que
chacun est tenu de les connaître ; et c’est ce qu’ils n’ont fait
nulle part. Il faut donc se garder de croire que des opinions prises d’une
manière absolue et sans rapport à la pratique et aux effets
aient quelque piété ou quelque impiété ; estimons
plutôt qu’il ne faut attribuer à un homme l’un ou l’autre
de ces caractères qu’autant que ses opinions le portent à
l’obéissance ou qu’elles le conduisent à la rébellion
et au péché : de sorte que, si en croyant la vérité
il devient rebelle, sa foi est réellement impie, et elle est pieuse
au contraire si, en croyant des choses fausses, il devient obéissant
; car nous avons prouvé que la vraie connaissance de Dieu n’est
point un commandement, mais un don divin, et que Dieu n’exige des hommes
que la connaissance de sa divine justice et de sa charité, laquelle
n’est pas nécessaire pour la science, mais seulement pour l’obéissance.
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Texte de Spinoza traduit par E. Saisset,
numérisé par Serge Schoeffert
revu par H. Diaz.
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