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TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE
CHAPITRE V.
DU VÉRITABLE OBJET DE L’INSTITUTION
DES CÉRÉMONIES RELIGIEUSES.
- DE LA CROYANCE AUX RÉCITS HISTORIQUES ;
SOUS QUEL RAPPORT ELLE EST NÉCESSAIRE
ET À QUELLE SORTE DE PERSONNES.
Plan du TTP
Nous avons montré dans le chapitre précédent
que la loi divine, cette loi qui nous rend vraiment heureux et nous enseigne
la vie véritable, est commune à tous les hommes ; et comme
nous l’avons déduite de la seule considération de la nature
humaine, il faut reconnaître qu’elle est innée et comme gravée
au fond de notre âme. Or les cérémonies religieuses,
celles du moins que nous trouvons dans l’Ancien Testament, ayant été
instituées en vue des seuls Hébreux, et si particulièrement
appropriées aux intérêts de leur empire que la plupart
d’entre elles ne pouvaient être célébrées par
les particuliers, mais seulement par toute la nation réunie, il
s’ensuit qu’elles n’ont rien à voir avec la loi divine, et ne peuvent
servir de rien, ni pour la vertu, ni pour le bonheur : elles regardent
donc exclusivement l’élection des Hébreux, c’est-à-dire
(ainsi que nous l’avons montré au chap. III) leur bien-être
matériel et temporel et la tranquillité de leur empire ;
et par conséquent elles n’ont pu avoir d’usage qu’autant que cet
empire était debout.
On demandera, maintenant, pourquoi, dans l’Ancien Testament, les cérémonies
sont rattachées à la loi divine. C’est qu’elles étaient
fondées sur la révélation, ou du moins sur des bases
que la révélation avait posées. Au surplus, comme
une bonne raison, si solide qu’elle puisse être, n’a jamais grand
effet sur les théologiens, je vais m’attacher à confirmer
ici par l’autorité de l’Écriture ce que j’ai établi
ailleurs d’une autre façon ; et pour répandre encore plus
de clarté sur cette matière, j’expliquerai en quel sens
et comment les cérémonies servirent à l’établissement
et à la conservation de l’empire hébreu.
S’il y a un point clairement établi dans Isaïe,
c’est que la loi divine, prise en elle-même, ne consiste point dans
des cérémonies, mais dans cette loi universelle qui nous
ordonne de bien vivre. Au chap. Ier, vers. 10, le prophète
invite son peuple à apprendre de lui la voie divine, et après
en avoir exclu toute espèce de sacrifices et de fêtes, il
la leur découvre enfin (vers. 16, 17) et la fait consister tout
entière dans la purification de l’âme, dans la pratique de
la vertu et l’habitude des bonnes actions, enfin dans la charité
pour les misérables. Le témoignage du psalmiste n’est pas
moins formel quand il dit en parlant à Dieu (psaume XL, vers. 7,
9) : " Vous n’avez voulu ni sacrifices ni présents
; vous m’avez ouvert les oreilles 1,
mais vous ne m’avez demandé ni holocauste, ni oblation pour le
péché. Et moi, mon Dieu, j’ai voulu me conformer à
votre volonté ; car votre loi est dans mes entrailles. "
Ainsi donc le psalmiste n’entend par la loi de Dieu que celle qui est
gravée au fond de nos entrailles ; et il en exclut les cérémonies,
parce qu’elles ne tirent point leur bonté d’elles-mêmes,
mais seulement du fait de leur institution, et n’ont pas par conséquent
le caractère d’une loi primitive. Je pourrais citer un grand nombre
de passages de l’Écriture pour confirmer cette doctrine ; mais
les deux qui précèdent suffisent à mon objet.
Je puis également établir par l’Écriture
sainte que les cérémonies ne sont d’aucun usage pour la
vraie béatitude, et ne regardent que la prospérité
temporelle de l’empire. L’Écriture, en effet, ne promet pour prix
de l’exacte observation des cérémonies que des avantages
et des plaisirs tout corporels ; la loi divine seule, la loi universelle,
donne la béatitude. Qu’on parcoure les cinq livres communément
appelés livres de Moïse, on n’y trouvera d’autre récompense
promise que la félicité temporelle : les honneurs, la renommée,
la victoire, les richesses, les plaisirs, la santé. Je sais que
ces cinq livres contiennent, outre les cérémonies, plusieurs
préceptes de morale ; mais aucun de ces préceptes n’a le
caractère d’une prescription universelle. Ce sont des règles
de conduite mises à la portée des Hébreux et particulièrement
appropriées à leur génie, qui n’ont par conséquent
rapport qu’à la prospérité de l’empire. Par exemple,
ce n’est point à titre de docteur ni de prophète que Moïse
ordonne aux Juifs de ne point tuer, de ne point voler ; c’est à
titre de législateur et de souverain. En effet, il ne se fonde
point sur la raison pour imposer de tels commandements, mais bien sur
les peines attachées à la désobéissance ;
or ces peines peuvent et doivent même varier suivant le génie
de chaque peuple, comme l’expérience nous l’enseigne très-clairement.
Pour prendre un cas particulier, je dis que Moïse, en défendant
l’adultère, n’avait en vue que l’intérêt de l’État
; car s’il avait voulu imposer une prescription morale qui n’eût
pas seulement rapport à l’intérêt de l’État,
mais aussi à la tranquillité et à la vraie béatitude
des âmes, alors, au lieu de condamner seulement l’action extérieure,
il aurait condamné en même temps le consentement intérieur
de l’âme, comme fit plus tard Jésus-Christ, qui n’enseigna
autre chose que des principes universels de morale (voyez Matthieu,
chap. V, vers. 23) et promit à ses élus un prix spirituel,
bien différent des récompenses toutes corporelles de Moïse.
Jésus-Christ, je le répète, eut pour mission, non
pas de conserver tel ou tel empire ou d’instituer des lois, mais seulement
d’enseigner aux hommes la loi morale, la loi universelle. Et c’est en
ce sens qu’il n’abrogea pas la loi de Moïse, car il ne chercha point
à introduire dans l’État des lois nouvelles ; tout au contraire,
il n’eut rien tant à cœur que d’enseigner la morale et de la distinguer
des lois de l’État. Or, s’il agissait de la sorte, c’était
surtout à cause de l’ignorance des pharisiens, qui étaient
persuadés que la vraie béatitude, la perfection, c’était
de défendre les droits de l’État, c’est-à-dire la
loi de Moïse, qui, nous l’avons vu, ne concernait que l’État,
et avait moins servi à éclairer les Hébreux qu’à
les soumettre par la force.
Mais je reviens à mon sujet, et je m’empresse
de citer de nouveaux passages de l’Écriture où elle ne promet
pour l’observation exacte des cérémonies d’autre récompense
que des avantages corporels, et réserve la béatitude à
ceux qui pratiquent la loi divine. Entre les prophètes, aucun n’est
plus formel sur ce point qu’Isaïe. Au chapitre LVIII, après
avoir flétri l’hypocrisie, il recommande la liberté et la
charité ; or voici les récompenses qu’il promet aux justes
(vers. 8) : " Alors votre lumière éclatera
comme l’aurore, et votre santé refleurira soudain ; votre justice
marchera devant vous, et la gloire de Dieu vous réunira 2.
" Isaïe recommande ensuite le sabbat ; et, pour prix du
zèle qu’on mettra à l’observer, voici ce qu’il promet (ibid.,
vers. 14) : "Alors vous vous réjouirez avec le Seigneur
3. Je vous ferai monter à
cheval sur les lieux les plus élevés de la terre 4
; et je vous donnerai pour nourriture l’héritage de Jacob votre
père, suivant la parole sortie de la bouche de Jéhovah."
Il résulte du rapprochement de ces deux passages d’Isaïe que,
pour prix d’une vie libre et charitable, il promet dans ce monde la santé
de l’âme et du corps, et dans l’autre la gloire de Dieu ; tandis
qu’il ne propose d’autre récompense, pour l’exactitude aux cérémonies,
que la sécurité et la prospérité de l’État
et la félicité corporelle. Dans les psaumes XV et XXIV,
pourquoi n’est-il fait aucune mention des cérémonies, pourquoi
n’y trouve-t-on que des prescriptions morales ? c’est qu’il ne s’agit
là que de la béatitude, bien qu’elle soit annoncée
sous la forme de parabole. La montagne de Dieu en effet, les tentes qui
y sont dressées et le séjour qu’on y promet, tout cela,
il ne faut pas en douter, figure la béatitude et la tranquillité
de l’âme, et ne peut indiquer en aucune façon ni la montagne
de Jérusalem ni le tabernacle de Moïse, ces deux lieux n’étant
habités par personne, et les lévites seuls ayant le privilège
de les administrer. Il faut entendre dans le même sens toutes ces
sentences de Salomon que j’ai citées dans le chapitre qui précède,
et qui ne promettent la vraie béatitude qu’à ceux qui cultivent
la sagesse. Comprendre, en effet, la crainte de Dieu, et trouver
la science de Dieu, qu’est-ce autre chose que la béatitude
?
Pour prouver maintenant que les Hébreux ne sont
plus tenus, après la destruction de leur empire, à pratiquer
les cérémonies, il me suffira de citer ce passage de Jérémie
où, prédisant la prochaine destruction de Jérusalem,
il s’exprime en ces termes : "Dieu n’accorde son amour qu’à
ceux qui savent et qui comprennent que c’est lui qui exerce dans ce monde
la miséricorde et la justice ; et nul ne sera digne de louange
à l’avenir s’il ignore ces choses" (voyez chap. IX, vers.
23). Ce qui revient à dire qu’après la destruction de Jérusalem,
Dieu n’exige plus des Juifs aucun culte particulier, et ne leur demande
que de pratiquer la loi naturelle imposée à tous les humains.
Le Nouveau Testament confirme pleinement cette interprétation,
et il ne contient que des préceptes de morale et la promesse du
royaume céleste pour quiconque s’y conformera. Quant aux cérémonies,
aussitôt que l’Évangile commença à être
prêché parmi les nations dont l’état politique n’était
pas celui des Juifs, les apôtres y renoncèrent ; et si les
pharisiens, après la chute de l’empire, continuèrent à
les célébrer, au moins en partie, ce fut moins pour plaire
à Dieu que pour faire acte d’opposition contre les chrétiens.
Voyez en effet ce qui arriva après la première destruction
de Jérusalem, lors de la captivité de Babylone. Les Juifs,
n’étant pas alors, que je sache, divisés en plusieurs sectes,
négligèrent incontinent les cérémonies. Bien
plus, ils dirent adieu à toute la loi de Moïse, et, laissant
tomber dans l’oubli la législation de leur patrie comme entièrement
superflue, ils commencèrent à se mêler avec le reste
des nations. Tout cela résulte clairement des livres d’Hesdras
et de Néhémias : il faut donc conclure que les Juifs ne
sont pas plus tenus d’obéir à la loi de Moïse après
la dissolution de leur empire, qu’ils ne l’étaient avant son établissement.
Nous voyons en effet qu’avant la sortie d’Égypte, tandis qu’ils
vivaient au sein des nations étrangères, ils n’avaient aucune
législation qui leur fût propre, et ne se soumettaient à
aucun autre droit qu’au droit naturel, et aussi sans doute au droit de
l’empire où ils vivaient, en tant qu’il n’était pas contraire
au droit naturel. Les patriarches, il est vrai, ont offert à Dieu
des sacrifices ; mais ç’a été uniquement pour s’exciter
davantage à la dévotion, accoutumés qu’ils étaient
aux sacrifices depuis leur enfance : on sait en effet qu’à partir
du temps d’Énos les hommes avaient pris l’habitude d’offrir des
sacrifices, comme un moyen d’entretenir dans leur âme des sentiments
de piété. Si donc les patriarches ont fait comme tout le
monde, ce n’est point en vertu d’un ordre particulier de Dieu, mais par
l’inspiration de cette loi divine qui est commune à tous les hommes,
et pour se conformer aux habitudes religieuses du temps ; et s’ils ont
obéi, en agissant de la sorte, à quelque pouvoir, ce ne
peut être qu’au pouvoir de l’État où ils vivaient
et dont ils subissaient les lois (comme nous l’avons déjà
remarqué au chap. III, à propos de Maltkisedek).
Je crois que les réflexions et les citations qui
précèdent confirment suffisamment ma doctrine par l’autorité
de l’Écriture. Il me reste à expliquer comment et sous quel
rapport les cérémonies religieuses ont servi à l’établissement
et à la conservation de l’empire hébreu ; c’est ce que je
vais faire le plus brièvement possible et en m’appuyant sur les
principes les plus généraux.
La société n’est pas seulement utile aux
hommes pour la sécurité de la vie ; elle a pour eux beaucoup
d’autres avantages, elle leur est nécessaire à beaucoup
d’autres titres. Car si les hommes ne se prêtaient mutuellement
secours, l’art et le temps leur manqueraient à la fois pour sustenter
et conserver leur existence. Tous, en effet, ne sont pas également
propres à toutes choses, et aucun homme n’est capable de suffire
à tous les besoins auxquels un seul homme est asservi. La force
et le temps manqueraient donc, je le répète, à chaque
individu, s’il était seul pour labourer la terre, pour semer le
blé, le moissonner, le moudre, le cuire, pour tisser son vêtement,
fabriquer sa chaussure, sans parler d’une foule d’arts et de sciences
essentiellement nécessaires à la perfection et au bonheur
de la nature humaine. Aussi voyons-nous les hommes qui vivent dans la
barbarie traîner une existence misérable et presque brutale
; et encore, le peu de ressources dont ils disposent, si grossières
qu’elles soient, ils ne les auraient pas s’ils ne se prêtaient pas
mutuellement le secours de leur industrie. Maintenant il est clair que
si les hommes avaient été ainsi organisés par la
nature que leurs désirs fussent toujours réglés par
la raison, la société n’aurait pas besoin de lois ; il suffirait
d’enseigner aux hommes les vrais préceptes de la morale pour qu’ils
fissent spontanément, sans contrainte et sans effort, tout ce qu’il
serait véritablement utile de faire. Mais la nature humaine n’est
pas ainsi constituée. Chacun sans doute cherche son intérêt,
mais ce n’est point la raison qui règle nos désirs ; ce
n’est point elle qui prononce sur l’utilité des choses, c’est le
plus souvent la passion et les affections aveugles de l’âme, lesquelles
nous attachent au présent et à leur objet propre, sans souci
des autres objets et de l’avenir. Que résulte-t-il de là
? qu’aucune société ne peut subsister sans une autorité,
sans une force, et par conséquent sans des lois qui gouvernent
et contiennent l’emportement effréné des passions humaines.
Toutefois, la nature humaine ne se laisse pas entièrement contraindre,
comme dit Sénèque le tragique ; il n’est donné à
personne de faire durer un gouvernement violent, et la modération
seule donne la stabilité. En effet, qui n’agit que par crainte
ne fait rien que contre son gré, et sans plus songer si ce qu’on
lui commande est utile ou nécessaire, il ne cherche qu’à
sauver sa tête et à échapper au supplice dont il est
menacé. J’ajoute qu’il est impossible aux sujets en pareil cas
de ne pas se réjouir du mal qui arrive au maître, bien que
ce mal rejaillisse sur eux-mêmes, de ne pas lui souhaiter toutes
sortes d’infortunes, de ne pas lui en causer enfin dès qu’ils le
peuvent. On sait aussi que rien ne nous est plus insupportable que d’être
asservis à nos semblables et de vivre sous leur loi. Je remarque
enfin que la liberté une fois donnée aux hommes, il est
extrêmement difficile de la leur reprendre. Voici maintenant la
conclusion où j’en veux venir. Premièrement, le pouvoir
doit être, autant que possible, entre les mains de la société
tout entière, pour que chacun n’obéisse qu’à soi-même
et non à son égal ; ou si l’on donne le pouvoir à
un petit nombre, ou même à un seul, ce dépositaire
unique de l’autorité doit avoir en lui quelque chose qui l’élève
au-dessus de la nature humaine, ou du moins il doit s’efforcer de le faire
croire au vulgaire. En second lieu, les lois doivent être, dans
un État quelconque, instituées de telle sorte que les hommes
y soient contenus moins par la crainte du châtiment que par l’espérance
des biens qu’ils désirent avec le plus d’ardeur ; car de cette
façon le devoir est pour chacun d’accord avec ses désirs.
Enfin, puisque l’obéissance consiste à se conformer à
un certain ordre en vertu du seul pouvoir de celui qui le donne, il s’ensuit
que dans une société où le pouvoir est entre les
mains de tous et où les lois se font du consentement de tout le
monde, personne n’est sujet à l’obéissance ; et soit que
la rigueur des lois augmente ou diminue, le peuple est toujours également
libre, puisqu’il agit de son propre gré, et non par la crainte
d’une autorité étrangère. C’est justement le contraire
qui arrive dans un gouvernement absolu : tous les citoyens y agissent
en effet par l’autorité d’un seul ; et s’ils n’ont pas pris dès
l’enfance l’habitude de cette dépendance, il sera difficile au
souverain d’introduire de nouvelles lois et de reprendre au peuple la
part de liberté qu’il lui aura une fois accordée.
Ces principes posés d’une manière générale,
je viens à la république des Hébreux. À la
sortie d’Égypte, les Hébreux, ne subissant plus la loi d’une
nation étrangère, pouvaient à leur gré se
donner des institutions, établir tel ou tel gouvernement, occuper
enfin le pays qui leur convenait le mieux. Mais il se rencontrait que
la chose dont ils étaient le plus incapables, c’était justement
d’établir une sage législation et de se gouverner par eux-mêmes
; le génie de cette nation était grossier, et les misères
de l’esclavage avaient énervé presque toutes les âmes.
Il fallut donc que le pouvoir se concentrât aux mains d’un seul
homme, que cet homme eût autorité sur les autres et les fît
obéir par la force, en un mot qu’il établît des lois
et se chargeât de les interpréter pour l’avenir. Moïse
n’eut point de peine à conserver ce grand pouvoir. C’était
un homme qu’élevait au-dessus de tous sa vertu divine, et qui sut
la faire regarder comme telle par le peuple et en donner de nombreux témoignages
(voyez l’Exode, chap. XIV, dernier verset ; chap. XXIX, vers. 9).
Grâce à cette vertu divine, il institua donc des lois et
en prescrivit l’exécution ; mais il mit tous ses soins à
ce que le peuple fît son devoir de son propre mouvement et non par
crainte. Deux raisons principales lui conseillaient d’agir de la sorte
: l’entêtement du peuple (que la force toute seule ne peut surmonter)
et la guerre toujours menaçante. Or on sait que pour réussir
à la guerre il faut plutôt encourager les soldats que les
effrayer par des menaces et des supplices ; car alors chacun a plus de
zèle pour faire briller son courage et sa grandeur d’âme
qu’il n’en aurait pour éviter un châtiment. C’est pour cela
que Moïse, par vertu divine et par ordre divin, introduisit la religion
dans le gouvernement ; de cette façon le peuple faisait son devoir,
non par crainte, mais par dévotion. Moïse s’attacha aussi
à combler les Juifs de bienfaits, et il leur fit au nom de Dieu
pour l’avenir les plus brillantes promesses. Ses lois furent, à
mon avis, d’une sévérité très-modérée,
et c’est un point que chacun m’accordera aisément, s’il veut bien
étudier suffisamment ces lois et tenir compte de toutes les conditions
qui étaient requises pour condamner un coupable. Enfin, pour que
le peuple, qui était incapable de se gouverner par lui-même,
fût dans une dépendance étroite de son chef, il ne
laissa aucune des actions de la vie à la discrétion de ces
hommes qu’un long esclavage avait accoutumés à l’obéissance
; si bien qu’il leur était impossible d’agir un seul instant sans
être obligés de se souvenir de la loi et d’obéir à
ses prescriptions, c’est-à-dire à la volonté du souverain.
Pour labourer, pour semer, pour faire la moisson, ils n’avaient pas à
suivre leur volonté, mais bien un règlement précis
et déterminé. Ce n’est pas tout : ils ne pouvaient pas manger,
se vêtir, raser leur tête ou leur barbe, s’égayer un
instant, rien faire, en un mot, sans se conformer aux ordres et aux préceptes
de la loi. Et non-seulement leurs actions étaient réglées
d’avance, mais ils étaient obligés d’avoir au seuil de leur
maison, sur leurs mains, sur leur front, des signes qui sans cesse les
rappelassent à l’obéissance.
On doit parfaitement comprendre maintenant quel était
l’objet des cérémonies : c’était que les hommes suivissent
la volonté d’autrui au lieu de la leur ; c’était que chacune
de leurs pensées et de leurs actions fût un témoignage
qu’ils ne dépendaient pas d’eux-mêmes, mais d’une autre puissance.
Or, il résulte de là que les cérémonies n’ont
aucun rapport à la béatitude, et que toutes celles de l’Ancien
Testament, en un mot, toute la loi de Moïse ne regarde que l’empire
des Hébreux, et conséquemment leurs seuls intérêts
matériels.
Pour ce qui est des cérémonies du christianisme,
comme le baptême, la cène, les fêtes, les prières
publiques, et toutes les autres cérémonies communes de tout
temps à tous les chrétiens, en supposant qu’elles aient
été instituées par Jésus-Christ ou par les
apôtres (ce qui n’est pas suffisamment démontré),
elles ne sont autre chose que des signes extérieurs de l’Église
universelle ; elles n’ont rien, dans l’objet de leur institution, qui
intéresse la béatitude, et il ne faut leur attribuer aucune
vertu sanctifiante. En effet, bien qu’elles n’aient pas été
établies par raison politique, elles n’ont pourtant pas d’autre
but que de maintenir l’intégrité de la société
chrétienne. Aussi l’homme qui vit dans la solitude n’est nullement
obligé de les mettre en pratique, et ceux qui vivent dans un État
où la religion chrétienne est interdite sont bien obligés
de s’abstenir de toutes cérémonies, ce qui ne les empêche
pas de pouvoir jouir de la béatitude. Je citerai l’exemple du Japon,
où l’on sait qu’il est défendu de pratiquer le christianisme
; et la compagnie des Indes orientales ordonne aux Hollandais qui séjournent
dans ce pays de renoncer à la profession extérieure de leur
religion. Il est inutile d’apporter ici d’autres exemples ; et bien qu’il
me fût aisé de confirmer celui que j’ai donné par
l’autorité du Nouveau Testament et par d’autres témoignages
d’une clarté parfaite, je préfère passer outre, ayant
un autre objet qu’il me tarde d’aborder. Je vais donc, sans insister plus
longtemps, traiter le second point de ce chapitre, et faire voir sous
quel rapport il est nécessaire de croire aux récits historiques
contenus dans l’Écriture. Or, pour éclaircir cette matière
par la lumière naturelle, je crois qu’il faut procéder comme
il suit.
Quiconque aspire à persuader les hommes et prétend
leur faire embrasser une doctrine qui n’est pas évidente d’elle-même
est tenu de s’appuyer sur une autorité incontestée, comme
l’expérience ou la raison ; il doit invoquer le témoignage
des faits que les hommes ont constatés par les sens, ou bien partir
de principes intellectuels, d’axiomes immédiatement évidents.
Mais il faut observer, quand on se sert de preuves fondées sur
l’expérience, que si elles ne sont point accompagnées d’une
intelligence claire et distincte des faits, on pourra bien alors convaincre
les esprits, mais il sera impossible, surtout en matière de choses
spirituelles et qui ne tombent pas sous les sens, de porter dans l’entendement
cette lumière parfaite qui entoure les axiomes, lumière
qui dissipe tous les nuages, parce qu’elle a sa source dans la force même
de l’entendement et dans l’ordre de ses perceptions. D’un autre côté,
comme il faut le plus souvent, pour déduire les choses des seules
notions intellectuelles, un long enchaînement de perceptions, et
en outre une prudence, une pénétration d’esprit et une sagesse
fort rares, les hommes aiment mieux s’instruire par l’expérience
que déduire toutes leurs perceptions, en les enchaînant l’une
à l’autre, d’un petit nombre de principes. Que résulte-t-il
de là ? c’est que quiconque veut persuader une doctrine aux hommes
et la faire comprendre, je ne dis pas du genre humain, mais d’une nation
entière, doit l’établir par la seule expérience,
et mettre ses raisons et ses définitions à la portée
du peuple, qui fait la plus grande partie de l’espèce humaine ;
autrement, s’il s’attache à enchaîner ses raisonnements et
à disposer ses définitions dans l’ordre le plus convenable
à la liaison rigoureuse des idées, il n’écrit plus
que pour les doctes, et ne peut plus être compris que d’un nombre
d’individus très-petit par rapport à la masse ignorante
de l’humanité.
On conçoit maintenant que l’Écriture sainte
ayant été révélée pour la nation juive
et même pour tout le genre humain, les vérités qu’elle
contient aient dû être mises à la portée du
vulgaire et fondées sur la seule expérience. Je m’explique.
En fait de vérités spéculatives, l’enseignement de
l’Écriture se réduit à celles-ci : qu’il existe un
Dieu, c’est-à-dire un Être qui a fait toutes choses et qui
les dirige et les maintient avec une extrême sagesse ; que ce Dieu
prend grand soin des hommes, je veux dire de ceux qui vivent dans la piété
et l’honnêteté, et qu’il accable les autres de supplices
et les sépare d’avec les bons. Toutes ces vérités,
l’Écriture les prouve par l’expérience, c’est-à-dire
par une suite de récits ; elle ne fait pas de définitions
; elle proportionne ses paroles et ses preuves à l’intelligence
du peuple ; et bien que l’expérience soit incapable de nous donner
aucune connaissance claire des vérités qu’enseignent les
saintes Écritures et de nous faire comprendre ce que c’est que
Dieu, pourquoi il maintient et dirige toutes choses, pourquoi enfin il
prend soin de l’humanité, elle a pourtant la force d’instruire
et d’éclairer les hommes autant qu’il est nécessaire pour
plier les âmes à l’obéissance et à la dévotion.
Les principes que je viens de poser expliquent assez,
ce me semble, sous quel rapport et à quelle sorte de personnes
la croyance aux récits historiques de l’Écriture est nécessaire.
On voit en effet que le peuple, dont le génie grossier est incapable
de percevoir les choses d’une façon claire et distincte, ne peut
absolument se passer de ces récits. Une autre conséquence
à laquelle nous sommes conduits, c’est que celui qui nie les récits
de l’Écriture parce qu’il ne croit pas en Dieu ni en sa providence
est un impie ; mais pour celui qui sans connaître ces récits
ne laisse pas de savoir par la lumière naturelle qu’il existe un
Dieu, et d’être éclairé sur les autres vérités
que nous rappelions tout à l’heure, s’il mène d’ailleurs
une vie réglée par la raison, je dis qu’il est parfaitement
heureux ; et j’ajoute même qu’il est plus heureux que le vulgaire,
puisqu’il possède non-seulement une croyance vraie, mais une conception
claire et distincte de cette croyance. Il résulte enfin de nos
principes qu’un homme qui ne connaît pas l’Écriture et n’est
pas non plus éclairé sur les grands objets de la foi par
la lumière naturelle, un tel homme est, je ne dis pas un impie,
un esprit rebelle, mais quelque chose qui n’a rien d’humain, presque une
brute, un être abandonné de Dieu.
Au surplus, qu’on le remarque bien, en disant que la
connaissance des récits de l’Écriture est nécessaire
au peuple, nous n’entendons pas parler de toutes les histoires qui sont
contenues dans les livres saints, mais seulement des principales ; je
veux dire de celles qui peuvent, sans le secours des autres, mettre en
pleine lumière les vérités de la foi et ébranler
fortement l’âme des hommes. Car si tous les récits de l’Écriture
étaient nécessaires pour établir la doctrine qu’elle
enseigne, et s’il fallait les embrasser tous à la fois pour en
déduire une conclusion pratique, la connaissance de la religion
surpasserait alors, je ne dis pas l’esprit du peuple, mais l’esprit humain,
puisqu’il serait visiblement impossible de se rendre attentif à
un si grand nombre de récits historiques, avec le cortège
de leurs circonstances et des conséquences doctrinales qu’il faudrait
en déduire. Pour moi j’ai peine à croire que ceux mêmes
qui nous ont transmis l’Écriture telle que nous l’avons aient eu
un génie assez puissant pour embrasser un si grand objet ; et je
me persuade plus difficilement encore qu’on ne puisse entendre la doctrine
de l’Écriture sans connaître les troubles domestiques de
la famille d’Isaac, les conseils d’Achitophel à Absalon, la guerre
civile des enfants de Juda et de ceux d’Israël, et autres récits
de ce genre ; car il faudrait croire alors que les premiers Juifs du temps
de Moïse n’ont pu connaître la vérité sur Dieu
avec autant de facilité que les contemporains d’Hesdras. Mais tout
ceci sera expliqué plus longuement dans la suite de cet ouvrage.
Le peuple n’est donc obligé de connaître
que ceux d’entre les récits historiques de l’Écriture qui
portent les âmes avec plus de force à l’obéissance
et à la dévotion. Or il n’est pas capable de faire lui-même
ce discernement, puisque ce qui le charme par-dessus tout, ce n’est pas
la doctrine morale contenue dans les récits, c’est bien plutôt
le récit lui-même, avec les circonstances singulières
et imprévues qui s’y rencontrent. Voilà pourquoi le peuple
a besoin non-seulement de la connaissance de l’Écriture, mais de
pasteurs, de ministres de l’Église, qui lui donnent un enseignement
proportionné à la faiblesse de son intelligence. Mais, pour
ne point nous écarter de notre sujet, revenons à la conclusion
que nous voulons établir, savoir : que la croyance aux récits
historiques, quels que soient ces récits, n’a rien à voir
avec la loi divine, et ne peut par elle-même conduire les hommes
à la béatitude ; enfin, que cette croyance n’a d’autre utilité
que celle de la doctrine qui y est contenue, laquelle peut seule rendre
certains récits historiques préférables à
d’autres récits. C’est sous ce point de vue que les récits
de l’Ancien et du Nouveau Testament sont supérieurs à ceux
de l’histoire profane, et se distinguent entre eux par des degrés
divers d’excellence, suivant qu’on en peut tirer des croyances plus ou
moins salutaires. Si donc quelqu’un se met à lire l’Écriture
et ajoute foi à tous ses récits sans faire attention à
la doctrine qui en découle et sans s’appliquer à devenir
meilleur, c’est exactement comme s’il lisait l’Alcoran, ou des poèmes
dramatiques, ou du moins ces histoires ordinaires que tout le monde lit
avec distraction ; tandis qu’au contraire celui qui ne connaît l’Écriture
en aucune façon, mais dont l’âme est pleine de croyances
salutaires et la conduite réglée par la raison, celui-là,
dis-je, est véritablement heureux, et l’esprit du Christ est en
lui. C’est là justement le contraire du sentiment des Juifs : ils
prétendent que les croyances vraies et la vraie règle de
conduite ne servent de rien à la béatitude, tant que les
hommes ne sont éclairés que de la lumière naturelle
et ne connaissent pas la loi révélée à Moïse.
Voici les propres paroles de Maimonides, qui ose professer ouvertement
cette doctrine (Rois, chap. VIII, loi 11) : " Quiconque
reçoit les sept commandements 5
et les exécute avec zèle doit être compté parmi
les pieux des nations et les héritiers du monde à venir
; à condition toutefois qu’il reçoive et pratique ces commandements,
parce que Dieu les a donnés dans sa loi et nous les a révélés
par l’organe de Moïse, après les avoir déjà
prescrits aux fils de Noé ; mais s’il ne pratique les commandements
de Dieu que par l’inspiration de la raison, ce n’est plus un habitant
du céleste royaume, ce n’est plus un des pieux ni un des savants
des nations. " À ces paroles de Maimonides, R. Joseph,
fils de Shem Tob, dans son livre intitulé Kelod Elohim,
c’est-à-dire Gloire de Dieu, ajoute qu’Aristote (le premier
des auteurs à ses yeux, et qui dans sa morale est arrivé
à la perfection), Aristote lui-même, bien qu’il ait embrassé
tout ce qui se rapporte à la méthode véritable et
n’ait rien oublié d’essentiel, n’a pourtant pas pu faire son salut,
parce qu’il n’a pas connu les principes qu’il enseigne comme des enseignements
divins révélés par la voix des prophètes,
mais comme des données de la raison. Mais j’espère bien
que tout lecteur attentif reconnaîtra que ce sont là de pures
imaginations, qui n’ont de fondement ni dans la raison ni dans l’Écriture
; de sorte qu’il suffit, pour réfuter de semblables doctrines,
de les exposer. Je ne veux pas non plus discuter l’opinion de ceux qui
prétendent que la lumière naturelle n’a rien de bon à
nous apprendre touchant le salut. Ces personnes ne s’accordant pas à
elles-mêmes une droite raison, il est tout simple qu’elles ne donnent
aucune raison de leurs sentiments ; et si elles se targuent d’une connaissance
supérieure à la raison, ce n’est là qu’une chimère
parfaitement déraisonnable, comme le montre assez leur manière
ordinaire de vivre. Mais il est inutile de m’expliquer ici plus ouvertement.
Je me bornerai à dire en terminant qu’on ne peut connaître
personne que par ses œuvres. Celui donc qui est riche en fruits de cette
espèce, c’est-à-dire qui possède la charité,
la joie, la paix, la patience, la douceur, la bonté, la foi, la
mansuétude, la continence, je dis de lui avec Paul (aux Galates,
chap. V, vers. 22) que la loi de Dieu n’est pas écrite contre lui
; et soit que la seule raison l’instruise ou la seule Écriture,
je dis aussi que c’est Dieu qui véritablement l’instruit et lui
donne le parfait bonheur. Voilà tout ce que j’avais à exposer
sur la loi divine.
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1. C'est-à-dire : vous m'avez donné l'intelligence.
(Note de Spinoza.)
2. Hébraïsme, qui indique le moment de la mort. Être
réuni à son peuple signifie en hébreu mourir. Voyez Genèse,
chap. XLIX, vers. 29, 33. (Note de Spinoza.)
3. Cela veut dire : Vous vous réjouirez honnêtement.
De même, en hollandais : Met Godt, en met eere. (Note de Spinoza.)
4. Expression hébraïque, qui signifie : Être le maître
de l'empire, diriger l'empire, comme on fait un cheval, à l'aide du frein.
(Note de Spinoza.)
5. On remarquera que les Juifs croient que Dieu n'a donné
à Noé que sept commandements, qui seuls sont obligatoires pour toutes
les nations, tandis qu'il en a donné un plus grand nombre à la nation
hébraïque, par un privilège unique, et pour la rendre plus heureuse que
toutes les autres. (Note de Spinoza.)
Texte de Spinoza traduit par E. Saisset,
numérisé par Serge Schoeffert
revu par H. Diaz.
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