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TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE
CHAPITRE VI.
DES MIRACLES.
Plan du TTP
De même que les hommes
appellent divine toute science qui surpasse la portée de l’esprit
humain, ils voient la main de Dieu dans tout phénomène dont
la cause est généralement ignorée. Le vulgaire en
effet est persuadé que la puissance et la providence divines n’éclatent
jamais si visiblement que lorsqu’il arrive dans la nature quelque chose
d’extraordinaire et qui choque les idées reçues, surtout
si l’événement tourne au profit et à l’avantage des
hommes. Aussi rien ne prouve plus clairement aux yeux du peuple l’existence
de Dieu que l’interruption soudaine de l’ordre de la nature ; et de là
vient que ceux qui expliquent toutes choses, et même les miracles,
par des causes naturelles, et s’efforcent de les comprendre, sont accusés
de nier Dieu, ou du moins la providence de Dieu. Tant que la nature suit
son cours ordinaire, on s’imagine que Dieu ne fait rien ; et réciproquement,
pendant que Dieu agit, la puissance de la nature semble suspendue et ses
forces oisives, de façon qu’on établit ainsi deux puissances
distinctes l’une de l’autre, celle de Dieu et celle de la nature, laquelle
toutefois est déterminée par Dieu d’une certaine façon,
ou, comme la plupart le croient maintenant, créée par lui.
Mais qu’entend-on par chacune de ces puissances, Dieu et la nature ? voilà
ce que le vulgaire ne sait pas ; la puissance de Dieu, c’est pour lui
quelque chose comme l’autorité royale ; la nature, c’est une force
impétueuse et aveugle. Le vulgaire donne donc aux phénomènes
extraordinaires de la nature le nom de miracles, c’est-à-dire d’ouvrages
de Dieu, et soit par dévotion, soit en haine de ceux qui cultivent
les sciences naturelles, il se complaît dans l’ignorance des causes,
et ne veut entendre parler que de ce qu’il admire, c’est-à-dire
de ce qu’il ignore. Le seul moyen pour lui d’adorer Dieu et de rapporter
toutes choses à son empire et à sa volonté, c’est
de supprimer les causes naturelles, de bouleverser l’ordre des choses,
et de se représenter la puissance de la nature enchaînée
par celle de Dieu.
Si l’on cherche l’origine de ces préjugés,
il faut, à ce qu’il me semble, remonter jusqu’aux premiers Hébreux.
On sait que les nations païennes de cette époque adoraient
des dieux visibles, comme le Soleil, la Lune, la Terre, l’Eau, l’Air,
etc. Pour les convaincre d’erreur, pour leur montrer que ces divinités
faibles et changeantes étaient sous l’empire d’un Dieu invisible,
les Hébreux racontaient les miracles dont ils avaient été
témoins, s’efforçant de prouver en outre par ces récits
que le Dieu qu’ils adoraient gouvernait la nature entière pour
leur seul avantage. Cet exemple a séduit si fortement les hommes
qu’ils n’ont pas cessé depuis lors d’imaginer les miracles ; chaque
nation a voulu faire croire qu’elle est plus chère à Dieu
que toutes les autres, que Dieu a tout créé pour elle, et
qu’il dirige tout vers cet unique dessein. Voilà l’excès
d’arrogance où la stupidité du vulgaire s’est portée.
Dans la grossièreté de ses idées touchant Dieu et
la nature, il confond les volontés de Dieu avec les désirs
des hommes, et se représente la nature si bornée que l’homme
en est la partie principale. Mais c’est assez parler des opinions et des
préjugés du vulgaire sur la nature et les miracles ; j’arrive
aux quatre principes que je me propose de démontrer ici dans l’ordre
suivant. 1° J’établirai d’abord que rien n’arrive contre l’ordre
de la nature, et qu’elle suit sans interruption un cours éternel
et immuable ; j’expliquerai en même temps ce qu’il faut entendre
par miracle. 2° Je prouverai que ce ne sont point les miracles qui peuvent
nous faire connaître l’essence et l’existence de Dieu, ni par conséquent
sa providence, toutes ces vérités se comprenant beaucoup
mieux par l’ordre constant et immuable de la nature. 3° Je prouverai par
plusieurs exemples tirés de l’Écriture que l’Écriture
elle-même n’entend rien autre chose par les décrets, les
volontés de Dieu, et conséquemment par sa providence, que
l’ordre même de la nature qui résulte nécessairement
de ses éternelles lois. 4° Je traiterai en dernier lieu de la manière
d’interpréter les miracles de l’Écriture, et marquerai les
points principaux qu’il convient de considérer dans le récit
de ces miracles. Tels sont les divers objets qui feront la matière
du présent chapitre, et, si je ne me trompe, il n’en est pas un
qui ne doive beaucoup servir au dessein que je me propose dans tout cet
ouvrage.
Pour établir mon premier principe, il me suffit
de rappeler ce que j’ai démontré au chap. IV, sur la loi
divine, savoir : que tout ce que Dieu veut ou détermine enveloppe
une nécessité et une vérité éternelles.
L’entendement de Dieu ne se distinguant pas, nous l’avons prouvé,
de sa volonté, dire que Dieu veut une chose ou dire qu’il la pense,
c’est affirmer exactement la même chose. En conséquence,
la même nécessité en vertu de laquelle il suit de
la nature et de la perfection de Dieu qu’il pense une certaine chose telle
qu’elle est, cette même nécessité, dis-je, fait que
Dieu veut cette chose telle qu’elle est. Or, comme rien n’est nécessairement
vrai que par le seul décret divin, il est évident que les
lois universelles de la nature sont les décrets mêmes de
Dieu, lesquels résultent nécessairement de la perfection
de la nature divine. Si donc un phénomène se produisait
dans l’univers qui fût contraire aux lois générales
de la nature, il serait également contraire au décret divin,
à l’intelligence et à la nature divines ; et de même
si Dieu agissait contre les lois de la nature, il agirait contre sa propre
essence, ce qui est le comble de l’absurdité. Je pourrais appuyer
encore ma démonstration sur ce principe, que la puissance de la
nature n’est, en réalité, que la puissance même et
la vertu de Dieu, laquelle est le propre fond de l’essence divine ; mais
ce surcroît de preuves est présentement superflu. Je conclus
donc qu’il n’arrive rien dans la nature 1
qui soit contraire à ses lois universelles, rien, dis-je, qui ne
soit d’accord avec ces lois et qui n’en résulte. Tout ce qui arrive
se fait par la volonté de Dieu et son éternel décret
: en d’autres termes, tout ce qui arrive se fait suivant des lois et des
règles qui enveloppent une nécessité et une vérité
éternelles. Ces lois et ces règles, bien que toujours nous
ne les connaissions pas, la nature les suit toujours, et par conséquent
elle ne s’écarte jamais de son cours immuable. Or il n’y a point
de bonne raison d’imposer une limite à la puissance et à
la vertu de la nature, et de considérer ses lois comme appropriées
à telle fin déterminée et non à toutes les
fins possibles ; car la puissance et la vertu de la nature sont la puissance
même et la vertu de Dieu ; les lois et les règles de la nature
sont les propres décrets de Dieu ; il faut donc croire de toute
nécessité que la puissance de la nature est infinie, et
que ses lois sont ainsi faites qu’elles s’étendent à tout
ce que l’entendement divin est capable d’embrasser. Nier cela, c’est soutenir
que Dieu a créé la nature si impuissante et lui a donné
des lois si stériles qu’il est obligé de venir à
son secours, s’il veut qu’elle se conserve et que tout s’y passe au gré
de ses vœux : doctrine aussi déraisonnable qu’il s’en puisse
imaginer.
Maintenant qu’il est bien établi que rien n’arrive
dans la nature qui ne résulte de ses lois, que ces lois embrassent
tout ce que l’entendement divin lui-même est capable de concevoir,
enfin que la nature garde éternellement un ordre fixe et immuable
2, il s’ensuit très-clairement
qu’un miracle ne peut s’entendre qu’au regard des opinions des hommes,
et ne signifie rien autre chose qu’un événement dont les
hommes (ou du moins celui qui raconte le miracle) ne peuvent expliquer
la cause naturelle par analogie avec d’autres événements
semblables qu’ils sont habitués à observer. Je pourrais
définir aussi le miracle : ce qui ne peut être expliqué
par les principes des choses naturelles, tels que la raison nous les fait
connaître ; mais comme les miracles ont été faits
pour le vulgaire, lequel était dans une ignorance absolue des principes
des choses naturelles, il est certain que les anciens considéraient
comme miraculeux tout ce qu’ils ne pouvaient expliquer de la façon
dont le vulgaire explique les choses, c’est-à-dire en demandant
à la mémoire le souvenir de quelque événement
semblable qu’on ait l’habitude de se représenter sans étonnement
; car le vulgaire croit comprendre suffisamment une chose, quand elle
a cessé de l’étonner. Les anciens donc, et tous les hommes
en général jusqu’à notre temps, ou peu s’en faut,
n’ont point eu d’autre criterium des événements miraculeux
que celui que je viens de dire ; il ne faut par conséquent pas
douter que dans les saintes Écritures il n’y ait une foule de choses
miraculeuses qui s’expliquent très-simplement par les principes
aujourd’hui connus des choses naturelles. C’est ce que nous avons déjà
fait pressentir plus haut à propos du miracle de Josué arrêtant
le soleil, et de la rétrogradation de ce même astre au temps
d’Achaz ; mais nous traiterons bientôt plus au long cette matière
de l’interprétation des miracles, qui fait en partie l’objet de
ce chapitre.
Je veux établir maintenant mon second principe,
qui est que les miracles ne nous font nullement comprendre ni l’essence,
ni l’existence, ni la providence de Dieu, mais au contraire que toutes
ces vérités nous sont manifestées d’une façon
beaucoup plus claire par l’ordre fixe et immuable de la nature. Voici
ma démonstration : l’existence de Dieu n’étant pas évidente
d’elle-même 3, il faut
nécessairement qu’on la déduise de certaines notions dont
la vérité soit si ferme et si inébranlable qu’il
n’y ait aucune puissance capable de les changer. Tout au moins faut-il
que ces notions nous apparaissent avec ce caractère de certitude
absolue, au moment où nous en inférons l’existence de Dieu
; sans quoi nous ne pourrions aboutir à une conclusion parfaitement
assurée. Il est clair, en effet, que si nous venions à supposer
que ces notions peuvent être changées par une puissance quelconque,
nous douterions à l’instant même de leur vérité,
nous douterions de l’existence de Dieu, qui se fonde sur elles ; en un
mot, il n’est rien au monde dont nous pussions être certains. Maintenant,
à quelles conditions disons-nous qu’une chose est conforme à
la nature, ou qu’elle y est contraire ? à condition qu’elle soit
conforme ou contraire à ces notions premières. Si donc nous
venions à supposer que, par la vertu d’une certaine puissance,
quelle qu’elle soit, il se produit dans la nature une chose contraire
à la nature, il faudrait concevoir cette chose comme contraire
aux notions premières, ce qui est absurde ; à moins qu’on
ne veuille douter des notions premières, et par conséquent
de l’existence de Dieu et de toutes choses, de quelque façon que
nous les percevions. Il s’en faut donc infiniment que les miracles, si
l’on entend par ce mot un événement contraire à l’ordre
de la nature, nous découvrent l’existence de Dieu ; loin de là,
ils nous en feraient douter, puisque nous pourrions être absolument
certains qu’il existe un Dieu en supprimant tous les miracles ; je veux
dire en étant convaincus que toutes choses suivent l’ordre déterminé
et immuable de la nature.
Supposons maintenant qu’on définisse le miracle
: ce qui est inexplicable par les causes naturelles ; ou bien on entend
que le miracle a au fond des causes naturelles, mais telles que l’intelligence
humaine ne les peut découvrir ; ou bien que le miracle n’a d’autre
cause que Dieu ou la volonté de Dieu. Or, comme tout ce qui se
fait par des causes naturelles se fait aussi par la seule puissance et
la seule volonté de Dieu, il faut nécessairement en venir
à dire que le miracle, soit qu’il ait des causes naturelles, soit
qu’il n’en ait pas, est une chose qui ne peut s’expliquer par une cause,
c’est-à-dire une chose qui surpasse l’intelligence humaine. Or,
une chose qui surpasse l’intelligence humaine ne peut rien nous faire
comprendre ; car tout ce que nous comprenons clairement et distinctement,
ou bien nous le concevons par soi-même, ou bien par quelque autre
chose qui de soi se comprend d’une façon claire et distincte. Par
conséquent un miracle, c’est-à-dire une chose qui surpasse
l’intelligence humaine, ne peut nous faire comprendre l’essence et l’existence
de Dieu, ni rien nous apprendre absolument de Dieu et de la nature ; au
contraire, quand nous savons que toutes choses sont déterminées
et réglées par la main divine, que les opérations
de la nature résultent de l’essence de Dieu, et que les lois de
l’univers sont ses décrets et ses volontés éternelles,
nous connaissons alors d’autant mieux Dieu et sa volonté que nous
pénétrons plus avant dans la connaissance des choses naturelles,
que nous les voyons dépendre plus étroitement de leur première
cause, et se développer suivant les éternelles lois qu’elle
a données à la nature. Il suit de là qu’au regard
de notre intelligence, les phénomènes que nous comprenons
clairement et distinctement méritent bien plutôt qu’on les
appelle ouvrages de Dieu et qu’on les rapporte à la volonté
divine que ces miracles qui nous laissent dans une ignorance absolue,
bien qu’ils occupent fortement l’imagination des hommes et les frappent
d’étonnement et d’admiration ; car enfin, il n’y a dans la nature
que les choses dont nous avons une connaissance claire et distincte qui
nous élèvent à une connaissance plus sublime de Dieu,
et nous manifestent en traits éclatants sa volonté et ses
décrets. C’est donc véritablement se jouer, quand on ignore
une chose, que de recourir à la volonté de Dieu ; on ne
fait par là que confesser très-ridiculement son ignorance.
Un miracle, en effet, n’étant jamais qu’une chose limitée,
et n’exprimant par conséquent qu’une puissance également
limitée, il est certainement impossible de remonter d’un effet
de cette nature à l’existence d’une cause infiniment puissante
; tout au plus a-t-on le droit de conclure qu’il existe une cause plus
grande que l’effet produit. Je dis tout au plus, car il peut arriver que,
par le concours de plusieurs causes, un effet se produise, dont la puissance,
tout en restant inférieure à celle de toutes ces causes
réunies, soit très-supérieure à la force de
chacune d’elles. Au contraire, les lois de l’univers, ainsi que nous l’avons
déjà montré, s’étendant à une infinité
d’objets et se faisant concevoir sous un certain caractère d’éternité,
la nature qui se développe, en suivant ces lois, dans un ordre
immuable, est pour nous comme une manifestation visible de l’infinité,
de l’éternité et de l’immutabilité de Dieu. Concluons
donc que les miracles ne nous font nullement connaître Dieu, ni
son existence, ni sa providence, mais que toutes ces vérités
se déduisent infiniment mieux de l’ordre fixe et immuable de la
nature.
En concluant de la sorte, j’entends par miracle ce qui
surpasse ou ce qu’on croit qui surpasse la portée de l’intelligence
humaine. Car si l’on appelle miracle un bouleversement de l’ordre de la
nature, ou une interruption de son cours, ou un fait qui contrarie ses
lois, il faut dire alors, non plus seulement qu’un miracle ne pourrait
donner aucune connaissance de Dieu, mais qu’il irait jusqu’à détruire
celle que nous avons naturellement, et à nous faire douter de Dieu
et de toutes choses. Je ne reconnais ici aucune différence entre
un phénomène contraire à la nature et un phénomène
au-dessus de la nature (par où l’on entend un phénomène
qui, sans être contraire à la nature, ne peut être
produit ou effectué par elle) ; un miracle en effet ne s’accomplissant
pas hors de la nature, mais dans la nature elle-même, on a beau
dire qu’il est seulement au-dessus d’elle, il faut nécessairement
qu’il en interrompe le cours. Or, d’un autre côté, nous concevons
le cours de la nature comme fixe et immuable par les propres décrets
de Dieu. Si donc un phénomène se produisait dans la nature
qui ne fût point conforme à ses lois, on devrait admettre
de toute nécessité qu’il leur est contraire, et qu’il renverse
l’ordre que Dieu a établi dans l’univers en lui donnant des lois
générales pour le régler éternellement. D’où
il faut conclure que la croyance aux miracles devrait conduire au doute
universel et à l’athéisme. Je considère donc mon
second principe comme parfaitement établi, c’est à savoir
qu’un miracle, de quelque façon qu’on l’entende, contraire à
la nature ou au-dessus d’elle, est purement et simplement une absurdité,
et qu’il ne faut voir dans les miracles des saintes Écritures que
des phénomènes naturels qui surpassent ou qu’on croit qui
surpassent la portée de l’intelligence humaine.
Mais, avant d’arriver à mon troisième point,
je veux confirmer par l’Écriture cette doctrine que les miracles
ne nous font point connaître Dieu. L’Écriture ne dit cela
nulle part d’une manière expresse, mais on le peut inférer
de plusieurs passages, notamment de celui où Moïse (Deutéron.,
chap. XIII) ordonne de punir de mort les faux prophètes, alors
même qu’ils font des miracles. Voici ses paroles : " Et
bien que vous voyiez apparaître le signe, le prodige qu’il vous
a prédit, etc., gardez-vous de croire (pour cela) aux paroles
de ce prophète, etc., parce que le Seigneur votre Dieu veut
vous tenter, etc. ; condamnez (donc) ce prophète
à mort, etc. " Il résulte clairement de ce
passage que les faux prophètes font aussi des miracles, et que
si les hommes n’étaient solidement prémunis par une connaissance
véritable et un véritable amour de Dieu, les miracles pourraient
leur faire adorer également les faux dieux et le vrai Dieu. Moïse
ajoute en effet : " Car Jéhovah, votre Dieu, vous
tente pour savoir si vous l’aimez de tout votre cœur et de toute votre
âme. " Une autre preuve que tous ces miracles, en
si grand nombre, ne pouvaient donner aux Israélites une idée
saine de Dieu, c’est ce qui arriva quand ils crurent que Moïse les
avait quittés : ils demandèrent à Aharon des divinités
visibles, et, j’ai honte de le dire, ce fut un veau qui leur représenta
le vrai Dieu, tant de miracles n’ayant abouti qu’à leur en donner
pareille idée. On sait qu’Asaph, qui avait été témoin
d’un si grand nombre de prodiges, douta de la providence de Dieu, et il
se serait même écarté de la bonne voie s’il n’avait
enfin compris la béatitude véritable (voyez psaume XXXVII).
Salomon lui-même, et de son temps la prospérité des
Hébreux était à son comble, Salomon a laissé
échapper ce soupçon, que toutes choses sont livrées
au hasard (voyez Eccles., chap. III, vers. 19, 20, 21 ; chap. IX,
vers. 2, 3, etc.). Enfin, ç’a été pour presque tous
les prophètes un mystère plein d’obscurité que l’accord
qui existe entre la providence de Dieu, telle qu’ils la concevaient, et
l’ordre de la nature et les événements de la vie humaine.
Or, cet accord a toujours été parfaitement visible pour
les philosophes qui s’efforcent de comprendre les choses par des notions
claires et non par des miracles, qui font consister la félicité
véritable dans la seule vertu et dans la tranquillité de
l’âme, qui enfin veulent obéir à la nature, et non
pas la faire obéir, parce qu’ils savent de science certaine que
Dieu dirige la nature suivant des lois universelles et non pas suivant
les lois particulières de la nature humaine, en un mot que Dieu
n’est pas seulement le Dieu du genre humain, mais le Dieu de la nature
entière. Je conclus donc de tout ce qui précède que,
d’après l’Écriture elle-même, les miracles ne donnent
point de Dieu une connaissance vraie, ni de sa providence un clair témoignage.
Je sais bien qu’il est souvent dit dans l’Écriture que Dieu a fait
des prodiges pour se faire connaître aux hommes ; ainsi dans l’Exode
(chap. X, vers. 2), Dieu trompe les Égyptiens et donne des signes
de son existence, afin que les Israélites sachent qu’il est le
vrai Dieu ; mais il ne résulte point de là que les miracles
soient des témoignages de l’existence de Dieu ; il en résulte
seulement que les Juifs avaient de telles opinions qu’ils pouvaient être
facilement convaincus par des miracles de cette sorte. Nous avons en effet
démontré dans notre chapitre II que les preuves prophétiques,
c’est-à-dire les preuves tirées de la révélation,
ne se fondent pas sur les notions universelles et communes à tous
les hommes, mais sur les idées reçues, quoique absurdes,
et sur les opinions de ceux qui reçoivent la révélation
et que le Saint-Esprit veut convaincre : doctrine que nous avons confirmée
par un grand nombre d’exemples, et même par le témoignage
de Paul, qui était Grec avec les Grecs, et Juif avec les Juifs.
Du reste, si tous ces miracles avaient le don de convaincre les Égyptiens
et les Hébreux en vertu de leurs idées habituelles, ils
n’en étaient pas moins incapables de leur donner une idée
véritable de Dieu ; tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était
de leur prouver qu’il existe une divinité plus puissante que toutes
les choses qui tombaient sous leur connaissance, et que Dieu prenait un
soin particulier des affaires des Hébreux, qui étaient alors
en effet très-florissantes, au lieu de s’occuper avec une égale
sollicitude de tous les humains, ainsi que l’enseigne la philosophie,
qui seule d’ailleurs peut démontrer qu’il en est ainsi. Voilà
pourquoi les Juifs et tous ceux qui ne connaissent la providence de Dieu
que par l’état variable des choses humaines et l’inégalité
des conditions, se sont persuadés que les Juifs étaient
plus chers à Dieu que tous les autres peuples, quoiqu’ils ne les
aient point surpassés en véritable perfection, comme nous
l’avons démontré dans le chapitre III.
Mais il est temps d’arriver à notre troisième
principe, qui est que les décrets et les ordres de Dieu, et par
conséquent sa providence, ne sont, dans l’Écriture, rien
autre chose que l’ordre de la nature ; en d’autres termes, quand l’Écriture
dit qu’une chose est l’œuvre de Dieu, ou qu’elle a été faite
par sa volonté, elle entend que cette chose s’est faite suivant
les lois et l’ordre de la nature, et point du tout, comme le croit le
vulgaire, que la nature a cessé d’agir pour laisser faire Dieu,
ou que son cours a été quelque temps interrompu. Du reste,
l’Écriture ne s’explique jamais directement sur ce qui n’a point
de rapport à l’enseignement qu’elle veut donner, par cette raison
(que nous avons déjà établie en traitant de la loi
divine) que son objet n’est nullement d’expliquer les choses par leurs
causes naturelles, ni de résoudre des questions de pure spéculation.
Nous nous proposons donc ici d’interpréter dans notre sens certains
récits de l’Écriture qui se trouvent être plus étendus
et plus circonstanciés que les autres. En voici quelques-uns :
dans le livre de Shamuel (chap. IX, vers. 15, 16) il est dit que
Dieu révéla à Shamuel qu’il enverrait vers lui Saül
; et toutefois Dieu n’envoya pas Saül vers Shamuel, comme les hommes
envoient d’ordinaire telle personne vers telle autre ; cet envoi de Saül
accompli par Dieu fut tout simplement l’ordre même de la nature.
Saül, en effet (comme on le raconte au chapitre précédent
de Shamuel), était à la recherche des ânesses
qu’il avait perdues ; et après avoir délibéré
s’il rentrerait ou non dans sa maison sans les avoir retrouvées,
il se décida, par le conseil d’un de ses serviteurs, à aller
trouver le prophète Shamuel, pour apprendre de lui en quel endroit
il pourrait retrouver ses ânesses ; et de même, dans toute
la suite de ce récit, on ne voit pas que Saül ait suivi aucun
ordre particulier de Dieu ; ce fut le cours naturel des choses qui le
conduisit chez Shamuel. Dans le psaume CV, vers. 24, il est dit que Dieu
changea les dispositions des Égyptiens et leur fit prendre en haine
le peuple juif. Mais ce changement fut parfaitement naturel, comme on
le voit clairement dans l’Exode (chap. I), qui donne une raison
très-forte du dessein que prirent les Égyptiens de réduire
les Israélites en esclavage. Au chap. IX de la Genèse
(vers. 13), Dieu dit à Noé qu’il se manifestera dans la
nue. Or cette action de Dieu n’est rien autre chose qu’une réfraction
et une réflexion que subissent les rayons du soleil en traversant
les gouttelettes d’eau suspendues dans les nuages. Au psaume CXLVII, vers.
18, cette action naturelle du vent, qui fond par sa chaleur la gelée
et la neige, est appelée Parole de Dieu ; et au vers. 15, le vent
et le froid sont également appelés Parole de Dieu ; de même,
au psaume CIV, vers. 4, le vent et le feu prennent le nom d’envoyés
de Dieu, de ministres de Dieu ; et il y a ainsi dans l’Écriture
une foule de passages qui marquent très-clairement que le décret
de Dieu, son commandement, sa parole et son verbe, sont tout simplement
l’action et l’ordre de la nature. Il ne faut donc pas douter que tous
les faits racontés par l’Écriture ne se soient passés
naturellement ; et cela n’empêche pas de les rapporter à
Dieu, l’Écriture, je le répète, n’ayant pas pour
objet d’expliquer les choses par leurs causes naturelles, mais seulement
de faire un tableau des événements les plus capables de
frapper l’imagination, et d’en présenter le récit dans l’ordre
et avec le style qui disposent le mieux à l’admiration et qui,
par conséquent, tournent le plus fortement l’âme du vulgaire
à la dévotion. Si donc nous rencontrons dans l’Écriture
le récit de certains faits dont la cause naturelle nous échappe,
ou même qui semblent contraires aux lois de la nature, cela ne doit
point nous arrêter, et nous devons demeurer convaincus que tout
ce qui est effectivement arrivé est arrivé naturellement.
Ce qui confirme cette doctrine, c’est qu’on voit clairement par le récit
de plusieurs miracles qu’ils ont été accompagnés
de certaines circonstances que le récit ne mentionne pas toujours,
surtout quand il est conçu et comme chanté dans le style
de la poésie ; or ce sont justement ces circonstances qui font
voir que le miracle s’est produit par des causes naturelles. Ainsi, quand
Moïse voulut que les Égyptiens fussent dévorés
d’ulcères, il répandit dans l’air de la cendre chaude (Exode,
chap. XI, vers. 10). Ce fut aussi par un décret de Dieu tout semblable,
c’est-à-dire un décret naturel, savoir, par un vent d’orient
qui souffla nuit et jour, que les sauterelles couvrirent l’Égypte,
et il fallut un vent impétueux d’occident pour les en chasser (Exode,
chap. X, vers. 14, 19). De même encore le décret divin qui
ouvrit la mer aux Hébreux (Exode, chap. XIV, vers. 21) ne
fut rien autre chose qu’un vent d’orient qui souffla avec violence pendant
toute la nuit. Si Élisée rendit la force et la vigueur à
un enfant que l’on croyait mort, il eut besoin de se pencher sur lui à
plusieurs reprises, jusqu’à ce que l’enfant fût réchauffé
et rouvrît les yeux (Rois, liv. II, chap. IV, vers. 34, 35).
On trouve aussi dans l’Évangile de Jean (chap. IX) le récit
de certaines circonstances préliminaires dont Jésus-Christ
se servit pour guérir un aveugle. En un mot, je pourrais citer
ici une foule de récits de l’Écriture qui prouvent suffisamment
que les miracles requièrent d’autres conditions qu’un simple commandement
de Dieu, comme on dit. Il faut donc croire que si les circonstances des
miracles et les causes naturelles qui les expliquent ne sont pas toujours
mentionnées, elles n’en ont pas été moins nécessaires
à leur accomplissement. Ainsi, dans le récit de l’Exode
(chap. XIV, vers. 27), on voit qu’au seul commandement de Moïse,
la mer recommença de s’enfler ; et il n’est pas question du vent.
Mais dans le cantique de Moïse (chap. XV, vers. 10) il est dit que
la mer s’enfla par un souffle de Dieu (c’est-à-dire par un vent
très-fort) ; par où l’on voit que si cette circonstance
a été omise dans le récit qui précède,
c’est pour que le miracle parût plus grand. On dira que nous trouvons
dans l’Écriture une foule de choses qui ne semblent pas pouvoir
être expliquées en aucune façon par des causes naturelles :
on y voit, par exemple, que les péchés des hommes et leurs
prières peuvent être cause de la pluie et de la fertilité
de la terre, que la foi a pu guérir des aveugles, et une infinité
de choses semblables. Mais je crois avoir déjà répondu
à cette objection ; j’ai montré en effet que l’Écriture
n’a jamais pour objet d’expliquer les choses par leurs causes prochaines,
mais seulement de les présenter dans un certain ordre et avec un
certain style capables d’exciter la dévotion des hommes, particulièrement
du vulgaire ; et c’est pourquoi elle s’exprime sur Dieu et sur toutes
choses d’une façon très-peu exacte ; car ce n’est point
la raison qu’elle veut convaincre, c’est l’imagination qu’elle veut frapper.
Supposez en effet que l’Écriture raconte la chute d’un empire à
la façon des écrivains politiques, le peuple n’en sera nullement
touché ; mais il arrivera justement le contraire, si on fait un
tableau poétique de cet empire qui s’écroule, et si on a
soin, comme l’Écriture, de tout rapporter à Dieu. Lors donc
que l’Écriture raconte que la terre est devenue stérile
à cause des péchés des hommes, ou que les aveugles
ont été guéris par leur foi, nous ne devons pas plus
être choqués de tout cela que de l’entendre dire que Dieu
s’irrite des péchés des hommes, qu’il en est contristé,
qu’il regrette le bien qu’il leur a promis et qu’il leur a fait ; ou encore
que Dieu se souvient, en apercevant quelque signe, d’une promesse par
laquelle il s’est engagé ; et mille paroles semblables, qui sont
des images poétiques, ou bien qui marquent seulement les opinions
et les préjugés de l’écrivain. Concluons donc sans
hésiter que tout ce qu’il y a de vrai dans les récits de
l’Écriture s’est passé selon les lois de la nature qui régissent
toutes choses ; et si l’on y rencontre quelque événement
qui soit évidemment contraire aux lois naturelles, ou ne puisse
absolument pas s’en déduire, il faut croire alors qu’il a été
ajouté aux saintes Écritures par une main sacrilège.
Car ce qui est contre la nature est contre la raison ; et ce qui est contre
la raison, étant absurde, doit être immédiatement
rejeté.
Il ne me reste plus qu’à présenter quelques
remarques sur l’interprétation des miracles, ou plutôt à
reprendre (car le principal est dit) les points que je viens d’exposer,
et à les éclaircir par un ou deux exemples. Ce qui rend
ces explications nécessaires, c’est que je crains qu’en interprétant
mal quelques miracles, on ne suppose témérairement qu’on
a rencontré dans l’Écriture quelque chose de contraire à
la lumière naturelle. Il est bien rare que les hommes racontent
un événement tout simplement, comme il s’est passé,
sans rien ajouter au récit. C’est surtout quand ils voient et entendent
quelque chose de nouveau qu’il leur arrive, à moins qu’ils ne soient
fortement en garde contre leurs opinions préconçues, d’en
avoir l’esprit tellement prévenu, qu’ils aperçoivent les
choses tout autrement qu’ils ne les voient ou les entendent raconter,
particulièrement si l’événement dont il s’agit passe
la portée de celui qui le raconte ou de celui qui l’entend raconter,
et plus encore si tous deux sont intéressés à ce
que les choses se soient passées de telle ou telle façon.
De là vient que, dans les Chroniques et les Histoires, les hommes
exposent bien plutôt leurs opinions sur les choses que les choses
elles-mêmes ; de telle sorte que, si un seul et même événement
est raconté par deux hommes d’opinions différentes, on pourrait
croire qu’il s’agit de deux événements différents
; et il est souvent très-facile de déterminer, par le caractère
d’une certaine histoire, les opinions de l’historien. Je pourrais confirmer
ces réflexions en citant un grand nombre de philosophes qui ont
écrit l’histoire de la nature, et une foule de chroniqueurs ; mais
cela est présentement superflu, et je vais me borner à un
exemple tiré de l’Écriture sainte, me fiant pour le reste
à la sagesse du lecteur.
Au temps de Josué, les Hébreux (ainsi que
nous l’avons déjà remarqué) croyaient, comme fait
encore le vulgaire, que le soleil se meut d’un mouvement diurne, et que
la terre est en repos. Ils ne manquèrent pas d’accommoder à
cette opinion le miracle qu’ils virent s’accomplir, quand ils livrèrent
bataille aux cinq rois. Car ils ne dirent pas simplement que le jour de
cette bataille fut plus long qu’à l’ordinaire ; ils ajoutèrent
que le soleil et la lune s’étaient arrêtés, avaient
suspendu leur mouvement. Or, il est clair que cette manière de
présenter l’événement était très-propre
à agir sur les nations païennes de ce temps qui adoraient
le soleil, et à leur prouver par le témoignage des faits
que le soleil est sous l’empire d’une puissance plus haute, qui peut l’obliger
par sa seule volonté à changer l’ordre de son cours. Ainsi
donc, moitié par religion, moitié par suite de préjugés
établis, les Hébreux furent amenés à concevoir
un événement et à le raconter tout autrement qu’il
n’avait pu effectivement se produire.
Il est par conséquent nécessaire, pour
interpréter les miracles de l’Écriture et s’en faire une
juste idée d’après le récit qu’on a sous les yeux,
de connaître les opinions des premiers témoins de ces faits
miraculeux et de ceux qui nous ont transmis leur témoignage, et
d’établir une distinction profonde entre les opinions du témoin
ou de l’écrivain et les faits eux-mêmes tels qu’ils ont pu
se présenter à leurs yeux. Faute de cette distinction, on
confondra des faits réels avec des opinions et des jugements. Ce
n’est pas tout : on confondra ces faits avec d’autres faits tout fantastiques,
qui n’ont eu lieu que dans l’imagination des prophètes. Car il
ne faut pas douter que dans l’Écriture une foule de choses ne soient
données comme réelles et qu’on croyait effectivement réelles,
qui ne sont au fond que des représentations imaginaires, comme,
par exemple, que Dieu (l’être en soi) soit descendu du ciel (Exode,
chap. XIX, vers. 28 ; Deutéronome, chap. V, vers. 28) ;
que le mont Sinaï ait lancé de la fumée, parce que
Dieu venait d’y descendre entouré de flammes ; ou enfin qu’Élie
soit monté au ciel sur un char enflammé traîné
par des chevaux de feu. Ce ne sont là que des représentations
fantastiques appropriées aux opinions de ceux qui nous les ont
racontées, lesquels en effet nous ont décrit les choses
comme ils les avaient imaginées, c’est-à-dire comme réelles.
Quiconque a l’esprit un peu élevé au-dessus du vulgaire
sait parfaitement que Dieu n’a ni droite ni gauche, qu’il n’est pas en
mouvement, ni en repos, ni situé en tel endroit, mais qu’il est
absolument infini et qu’il contient toutes les perfections. On sait tout
cela, je le répète, quand on règle ses jugements
sur les perceptions de l’entendement pur, et non pas sur les impressions
des sens et de l’imagination, comme fait le vulgaire, qui se représente
un Dieu corporel entouré d’une pompe royale, assis sur un trône
élevé, par delà les étoiles, au plus haut
de la voûte céleste, sans que cette distance toutefois l’éloigne
beaucoup de la terre. C’est à de pareilles opinions que sont appropriés
une foule de récits de l’Écriture, que des philosophes ne
peuvent par conséquent pas prendre à la lettre. Je conclus
qu’il importe, pour se rendre compte des miracles et savoir comment ils
se sont passés, de connaître le langage et les figures hébraïques
; et quiconque n’y fera pas une attention suffisante risquera de trouver
dans l’Écriture plusieurs miracles que l’historien n’a jamais pensé
à donner pour tels ; de façon qu’il ignorera, non seulement
la véritable manière dont se sont passées les choses,
mais la pensée même des auteurs sacrés. Je vais citer
quelques exemples : Zacharie (chap. XIV, vers. 7), prédisant une
guerre prochaine, s’exprime ainsi : " Il y aura un jour unique,
connu du Seigneur seul, (qui ne sera) ni jour ni nuit ; mais sur
le soir la lumière paraîtra. " Ces paroles
ont l’air de prédire un grand miracle, et cependant le prophète
ne veut rien dire autre chose, sinon que le succès du combat sera
tout le jour incertain, que Dieu seul en connaît l’événement,
et qu’enfin les Hébreux, vers le soir, seront vainqueurs. C’est
avec des formes de style semblables que les prophètes prédisaient
d’ordinaire les victoires et les revers des nations. Entendons Isaïe
dépeignant la ruine de Babylone (chap. XIII) : " Les
étoiles et les astres du ciel ne feront plus briller leur lumière
; le soleil s’obscurcira à son lever, et la lune ne répandra
plus ses clartés. " Or je ne suppose pas que personne
s’imagine que tout cela est arrivé à l’époque de
la dévastation de l’empire babylonien ; pas plus que ce qu’ajoute
le prophète : " C’est pourquoi je ferai trembler les
cieux, et la terre sera ôtée de sa place. "
Isaïe emploie encore le même langage (chap. XLVIII, derniers
vers.), quand il prédit aux Juifs qu’ils reviendront à Babylone
sans que leur sûreté soit troublée, et sans souffrir
de la soif pendant le chemin : " Et ils n’ont point eu soif, "
dit-il ; " il les a conduits à travers les déserts,
et il leur a fait couler l’eau du rocher ; il a fendu le rocher, et les
eaux se sont répandues. " Ce qui signifie tout simplement
que les Juifs trouveront dans le désert des sources pour étancher
leur soif ; puisqu’il est certain qu’au retour des Juifs de Babylone,
autorisé par Cyrus, il ne se produisit aucun miracle de cette sorte.
On rencontre ainsi dans l’Écriture une foule de miracles apparents
qui ne sont au fond que des figures hébraïques ; et il n’est
certes pas nécessaire que je les cite ici l’un après l’autre
; qu’il me suffise de montrer que ces figures n’ont pas seulement pour
objet d’orner le récit, mais qu’elles servent principalement à
lui donner un caractère religieux. C’est pour cela qu’on trouve
dans l’Écriture sainte bénir Dieu pris dans le sens
de maudire (Rois, liv. I, chap. XXI, vers. 10 ; Job,
chap. II, vers. 9) ; c’est encore pour cela qu’elle rapporte tout à
Dieu, de façon qu’elle a toujours l’air de raconter des miracles,
même quand elle parle des événements les plus naturels,
comme on peut le voir par plusieurs exemples que j’ai cités. Ainsi,
quand l’Écriture dit que Dieu avait endurci le cœur de Pharaon,
cela signifie tout simplement que Pharaon avait le caractère opiniâtre.
Et quand elle dit que Dieu a ouvert les fenêtres du ciel, il faut
entendre qu’il a beaucoup plu, et ainsi pour tout le reste. Si donc on
veut bien se rendre attentif à toutes ces choses et considérer
en outre que l’Écriture sainte contient beaucoup de récits
où les faits sont exposés rapidement, sans aucune de leurs
circonstances, et en quelque sorte dans un état de mutilation,
on ne trouvera presque rien dans les livres sacrés qui soit essentiellement
contraire à la lumière naturelle, et une foule de choses
qui avaient paru jusque-là très-obscures se feront comprendre
et interpréter sans effort.
Je crois avoir atteint l’objet que je m’étais
proposé dans ce chapitre. Mais, avant de le terminer, j’ai une
observation à faire : c’est que la méthode que je viens
d’appliquer aux miracles n’est pas la même que celle dont je me
suis servi pour les prophètes. Je n’ai rien affirmé touchant
les prophéties que je ne fusse en état de le déduire
des saintes Écritures. Ici, au contraire, j’ai pris pour base les
principes qui nous sont fournis par la lumière naturelle, et c’est
avec intention que j’ai procédé de la sorte. La matière
de la prophétie étant en effet au-dessus de la portée
humaine, et tombant dans le domaine des questions de pure théologie,
je ne pouvais rien affirmer sur cette matière, ni même savoir
en quoi elle consiste, sans m’appuyer sur la révélation.
J’ai donc été obligé de tracer une histoire de la
prophétie et d’en déduire quelques principes capables de
m’éclairer autant qu’il est possible sur la nature de la prophétie
et sur ses propriétés. Mais quant aux miracles, comme il
s’agit de savoir s’il peut arriver dans la nature quelque chose qui soit
contraire à ses lois ou qui ne puisse s’en déduire, je n’avais
pas besoin de la révélation pour résoudre cette question,
qui est toute philosophique ; et j’ai jugé plus à propos
de n’employer, pour délier le nœud de toutes les difficultés
qu’elle présente, que les principes les mieux connus, c’est-à-dire
les principes fondamentaux que nous donne la lumière naturelle.
Je dis qu’il m’a paru plus à propos de procéder de la sorte
; j’aurais pu en effet résoudre aussi la question avec facilité
par les seuls principes de l’Écriture, et c’est ce que je vais
prouver en peu de mots. L’Écriture, parlant en plusieurs endroits
de la nature en général, dit qu’elle suit un ordre fixe
et immuable, par exemple, dans les Psaumes CXLVIII, vers. 6, et
dans Jérémie, chap. XXI, vers. 35, 36. En outre,
le Philosophe enseigne expressément en son Ecclésiaste,
chap. Ier, vers. 18, que dans la nature il n’arrive rien de
nouveau, et éclaircissant, un peu plus bas, cette pensée
(vers. 11 et 12), il dit que, bien qu’en certaines rencontres il se produise
des choses qui semblent nouvelles, elles ne sont pas pourtant absolument
nouvelles, et se sont déjà produites dans les siècles
antérieurs qui n’ont pas laissé de souvenir. La mémoire
du passé, ajoute-t-il, s’évanouit pour les générations
nouvelles, comme celle du présent s’évanouira pour les générations
futures. Au chap. III, vers. 11, il déclare que Dieu a parfaitement
ordonné toutes choses chacune en son temps ; et au vers. 14 que
tout ce que Dieu fait doit demeurer pour toute l’éternité,
sans qu’il soit possible d’y rien ajouter ou d’en rien retrancher ; paroles
qui établissent clairement que la nature garde toujours un ordre
fixe et immuable, que Dieu, dans tous les siècles, connus ou inconnus
de nous, est resté le même, que les lois de la nature sont
si parfaites et si fécondes qu’elles n’ont besoin d’aucune addition
et ne souffrent aucun retranchement, enfin que les événements
miraculeux ne sont miraculeux et nouveaux qu’au regard de l’ignorance
des hommes, tout cela, dis-je, est expressément enseigné
dans l’Écriture sainte, et il n’y est dit nulle part qu’il arrive
rien dans la nature qui soit contraire à ses lois ou ne s’en puisse
déduire : d’où il suit qu’il ne faut rien voir de semblable
dans l’Écriture. Ajoutez à cela que les miracles supposent
toujours de certaines causes et de certaines circonstances, lesquelles
ne dérivent pas de je ne sais quelle autorité royale que
le vulgaire imagine en Dieu, mais d’un décret vraiment divin, c’est-à-dire
(comme nous l’avons prouvé par l’Écriture elle-même)
des lois et de l’ordre de la nature. Ajoutez enfin que les imposteurs
peuvent, eux aussi, faire des miracles, ainsi qu’on le voit clairement
par le chap. XIII du Deutéronome, et le chap. IV, vers.
24, de Matthieu. Et de tout cela il résulte le plus évidemment
du monde que les miracles ont été des événements
naturels, et qu’il faut les expliquer, non pas comme des choses nouvelles,
pour me servir de l’expression de Salomon, ou comme des choses contraires
à la nature, mais de telle façon qu’on les rapproche autant
que possible des faits naturels ; et pour opérer ce rapprochement,
il suffit d’emprunter à l’Écriture elle-même quelques
règles que j’ai exposées plus haut. Toutefois, bien que
je dise que l’Écriture enseigne toutes ces choses, je n’entends
pas qu’elle les enseigne comme des principes nécessaires au salut
; j’entends seulement que les prophètes ont considéré
les miracles comme nous-mêmes les considérons ; et, en conséquence,
il est loisible à chacun de penser sur cette matière de
la façon qui lui paraîtra la plus propre à porter
son âme au culte de Dieu et à la religion. C’est aussi le
sentiment de Josèphe ; il termine ainsi le Livre II de ses Antiquités
:
" Le mot de miracle ne doit pas nous rendre
incrédules ; pourquoi ne croirions-nous pas le récit naïf
des anciens Hébreux qui nous racontent qu’une voie de salut leur
fut ouverte à travers la mer, que ce soit par la volonté
de Dieu ou par le cours naturel des choses ? Ne savons-nous pas que, dans
un temps qui n’est pas loin de nous 4,
la mer de Pamphylie s’ouvrit, à défaut de tout autre chemin,
devant les compagnons du roi de Macédoine, quand Dieu voulut se
servir d’Alexandre pour renverser l’empire persan ? Et rien n’est plus
certain que cet événement, puisque tous les historiens d’Alexandre
s’accordent à le rapporter. Il faut donc que chacun reste libre
de penser, touchant les miracles, comme il lui plaira. "
Voilà les propres paroles de Josèphe et
son sentiment sur la croyance aux miracles.
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1. Par nature, j'entends ici, non-seulement la matière
avec ses affections, mais une infinité d'autres êtres. (Note
de Spinoza.)
2. Voyez l'Éthique, part. I, particulièrement
les Propos. 16, 21, 22, 23, 29.
3. Voyez les Notes marginales de Spinoza, note
7.
4. Spinoza cite Josèphe en latin et lui fait dire : Olim
et antiquitus a resistentibus. Cette version altère le texte. Je suis
le véritable texte dans ma traduction.
Texte de Spinoza traduit par E. Saisset,
numérisé par Serge Schoeffert
revu par H. Diaz.
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