COURT TRAITÉ
PARTIE II
CHAPITRE IX
DE L’ESPÉRANCE ET DE LA CRAINTE.
– DE LA SÉCURITÉ ET DU DÉSESPOIR.
– DE L’INTRÉPIDITÉ, DE L’AUDACE ET DE L’ÉMULATION.
– DE LA CONSTERNATION ET DE LA PUSILLANIMITÉ, ET ENFIN DE L‘ENVIE.
(1) Pour distinguer,
parmi ces différentes passions, celles qui sont utiles et celles
qui peuvent être funestes, il faut porter notre attention sur les
idées que nous nous faisons des choses futures et chercher si elles
sont elles-mêmes bonnes ou mauvaises.
(2) Les idées que nous avons des
choses se rapportent :
1° Soit aux choses elle-mêmes.
2° Soit à celui qui possède ces idées.
Les idées qui ont rapport aux choses elles-mêmes
sont les suivantes :
1° Ou bien les choses nous paraissent comme possibles, c'est-à-dire
comme pouvant être ou n’être pas ;
2° Ou bien comme nécessaires. Voilà pour les choses.
Les idées qui ont rapport à celui qui possède
les idées sont :
1° ou bien qu'il faut faire telle chose pour que l'événement
arrive ;
2° ou bien qu'il faut faire telle autre pour qu'il n'arrive pas.
(3) C'est de ces diverses idées
que naissent toutes les passions que nous avons nommées.
Lorsque nous considérons une chose future comme
bonne et possible, l’âme acquiert cet état d'esprit que nous
appelons espérance, qui n'est autre chose qu'une espèce
de joie à laquelle est mêlée un peu de tristesse.
Lorsque nous considérons au contraire comme possible
une chose mauvaise, il naît dans notre âme cet état
d'esprit que nous appelons la crainte.
Si la chose future apparaît comme bonne et comme
nécessaire nous éprouvons une sorte de tranquillité
d'âme, qui s'appelle sécurité, espèce de joie
â laquelle ne se mêle aucune tristesse, ce qui est le contraire
de l'espérance.
Si la chose nous paraît à la fois nécessaire
et mauvaise, l’état d'esprit qui en résulte est le désespoir,
qui n’est autre chose qu’une certaine espèce de tristesse.
(4) Après avoir parlé de
ces passions et donné leur définition sous forme affirmative,
nous pouvons maintenant réciproquement les définir d'une
manière négative ; ainsi, on dira que l'espérance
consiste à croire que tel mal n'arrivera pas ; la crainte, que
tel bien n'arrivera pas ; la sécurité consistera dans la
certitude que tel mal n'arrivera pas, et le désespoir enfin dans
la certitude que tel bien n'arrivera pas.
(5) En voilà assez sur les passions,
en tant qu'elles naissent des idées qui ont rapport aux choses
elles-mêmes ; parlons de celles qui naissent des idées dans
leur rapport à celui qui les possède. Par exemple, lorsqu’il
est urgent que nous fassions quelque action et que nous ne pouvons nous
y décider, l’état d'esprit qui en résulte s'appelle
fluctuation.
Lorsque l'âme se résout virilement à
faire une chose qu’elle considère comme possible, c'est ce que
nous appelons intrépidité.
Si l'âme a résolu d'accomplir une action
difficile, c'est l’audace.
Si elle veut accomplir une chose par la raison qu'un
autre homme en a fait autant, c'est l'émulation.
Lorsque l'on sait ce qu'il faut entreprendre, soit pour
obtenir un bien, soit pour éloigner un mal, et qu’on ne s'y décide
pas, c'est la pusillanimité, qui, poussée à
un degré extrême, devient consternation.
L'effort que l'on fait de jouir à soi seul d'un
bien acquis et de se le conserver s'appelle envie.
(6) Maintenant que nous savons comment
ces passions naissent, il nous est facile de dire quelles sont celles
qui sont bonnes et celles qui sont mauvaises.
Quant à l’espérance, la crainte, la sécurité,
le désespoir et l'envie, il est évident que toutes ces passions
naissent d'une fausse opinion, puisque nous avons démontré
que toutes choses ont leurs causes nécessaires et par conséquent
qu'elles arrivent comme elles doivent arriver. Il semble que dans cet
ordre inviolable, dans cette série de causes et d'effets, il puisse
y avoir place pour la sécurité et le désespoir ;
il n'en est rien cependant, parce que la sécurité et le
désespoir ne seraient pas possibles, s'ils n'avaient été
précédés de l'espérance et de la crainte,
car c'est lorsque quelqu'un attend une chose qu'il croit bonne, qu'il
éprouve ce qu'on appelle l'espoir; et c'est lorsqu'il est assuré
de posséder ce bien présumé, qu'il éprouve
ce que nous appelons sécurité ; et, ce que nous affirmons
de la sécurité nous l'affirmons aussi du désespoir.
De ce que nous avons dit de l'amour on doit conclure qu'aucune de ces
passions ne peut se trouver dans l’homme parfait. En effet, elles supposent
des choses auxquelles, d'après leur nature instable, nous ne devons
ni nous attacher (en vertu de notre définition de l'amour), ni
nous soustraire (en vertu de notre définition de la haine) : or
cet attachement ou aversion se rencontrent nécessairement dans
l'homme qui est livré à ces passions.
(7) Pour la fluctuation, la pusillanimité,
la consternation, elles révèlent assez, par leur nature
propre, leur imperfection : car, si elles peuvent nous être accidentellement
utiles, ce n'est pas par elles-mêmes et c’est seulement d'une manière
négative ; par exemple, si quelqu'un espère quelque chose
qu'il tient pour bon et qui cependant ne l'est pas, et que par pusillanimité
et incertitude il manque de courage nécessaire pour acquérir
cette chose, ce n'est que négativement et par accident qu’il est
délivré du mal qu'il croyait un bien. C'est pourquoi ces
passions ne peuvent avoir aucune place dans un homme qui se conduit par
la loi de la pure raison.
(8) Enfin, pour ce qui est de l'intrépidité,
de l‘audace et de l'émulation, nous n'avons rien de plus à
en dire que ce que nous avons dit déjà de l’amour et de
la haine.
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