C'est amusant, car cet "exemple" m'est venu de manière un peu différente à l'esprit lorsque j'ai évoqué ce sujet : un aveugle de naissance, non "retravaillé" intellectuellement par des voyants, a-t-il réellement le sens de l’Étendue ?
Concernant les cas concrets, je me souviens d'un reportage il y a quelques années sur une personne ayant été victime d'une certaine altération du cerveau et néanmoins largement consciente quand-même (d'un point de vue scientifique, ces cas sont très intéressants : il y a une altération de comportement en liaison avec une altération du cerveau, mais chez un individu néanmoins capable de restituer une pensée qui reste élaborée bien qu'amputée en quelque part.) En l'occurrence, la personne voyait parfaitement, mais sa mémoire visuelle ou associative ne fonctionnait plus. Si on lui montrait par exemple un peigne, elle le voyait, mais cela ne lui suggérait rien, et elle était incapable d'en donner le nom associé. Mais qu'elle prenne le peigne en main, et en une seconde elle disait : "Ah oui, c'est un peigne."
Oui, la notion d’Étendue semble très liée à la vue stéréoscopique (nécessitant deux yeux, donc), alors que la notion de Matière semble plutôt liée au toucher. Et si on y regarde bien, les autres sens ont aussi leur autonomie en tant que ressentis. J'associe le goût à un aliment, et donc à un corporel, mais en fait le goût en lui-même n'inclut pas de notion d’Étendue ou de Matière. Idem pour l'ouïe et l'odorat.
Note : on peut remarquer en passant que la vue stéréoscopique ne perçoit selon l'espace que parce qu'il y a des corps : on ne voit pas l'espace "vide." Cela n'empêche pas que l'Entendement place l’Étendue avant les corps...
D'un autre côté, c'est aussi par une association de ce type que les stoïciens en venaient à assimiler l'âme à un corps : l'âme meut le corps, donc c'est un corps - par opposition à un incorporel : proposition, loi, sauf erreur - (sur ce point précis, évidemment, Spinoza oppose E3P2.) Nous sommes bien dans le sujet.
Par ailleurs, si l'on regarde du côté de la Physique même, la notion de Matière bien solide des origines en a pris un sacré coup... Énergie, photon sans masse, fluctuation du vide, relativité du temps et de l'espace, limite absolue de vitesse, indéterminations à l'échelle microscopique, etc.
Note : finalement, quand on pousse en toute honnêteté une approche fût-elle partielle à la base, on finit par se retrouver face à la vérité globale quand-même ; du moins sur un versant du Mystère. On ne devrait même plus parler aujourd'hui de Matérialisme, mais éventuellement de Physicalisme. Quand on lit les physiciens ouverts les plus éclairés actuellement, ils nous disent eux-même que "matière", finalement, n'a pas de sens précis... Et par ailleurs, la plupart des physiciens célèbres se consacraient aussi aux sujets philosophiques et spirituels.
hokousai a écrit :Sur la nature des choses ( des objets ) il se peut bien que Spinoza pense à une certaine identité de l'objet indépendamment de la perception qu' on en a. Difficile de se prononcer sur son opinion .
Il tient l’Étendue pour une réalité en soi (mais pas le Temps.) Lorsque Schopenhauer dit que la substance c'est la Matière, il fait pareil, mais tout dépend alors de ce qu'on appelle "matière" (voir plus haut.)
hokousai a écrit :Je ne sais pas s'il aurait dit comme vous <b>(et j'ajoute qu'on voit bien effectivement une face de son être.)</b> ce qui suppose qu' il a <b>un </b>être.
C'est la chose la plus immédiate qui soit, selon moi, et le fond le plus profond, ou l'amont le plus amont est là-dedans : il y a quelque chose qui s'affirme, c'est absolument certain. Ce qui s'affirme pourrait-il ne pas s'affirmer ? Impossible : ce qui est est, et il ne peut en être autrement. Rien ne vient de rien ; je suis, les choses sont, Dieu-Nature est.
hokousai a écrit :je ne comprends pas votre commentaire
Ce qui est est. Dieu-Nature n'a qu'un être, lui-même, et la réalité nouménale et Dieu de font qu'un. C'est absolu et non relatif.
C' est à dire que je le comprends mais que je ne suis pas d"accord .
Surtout avec ça:<b> Certes, mais la nature de Dieu-Nature est une et immuable (éternelle.) C'est pourquoi précisément se pose la question de distinguer la nature de Dieu de la nature d'une perception modale "partielle", donc de ne pas faire attribut de Dieu-Nature ce qui n'est que de l'ordre de la perception partielle.</b>
La nature de Dieu est certes immuable mais sa nature immuable c' est de s' exprimer. Dieu est absolument /entièrement dans son expression . C est (de mon point de vue) là l 'originalité de Spinoza .
et ce n'est pas que mon point de vue
Certes, mais il reste que Dieu-Nature ne se résume pas, dans l'entendement, à sa manifestation (ce que suppose déjà les termes employés...) C'est le paradoxe que Dieu est A LA FOIS immanent ET transcendant. Il est l'être-ceci et l'être-cela, mais avant cela il est forcément l'être tout court, dans le "il y a quelque chose et non pas rien." L'être-ceci et l'être-cela sont nécessairement d'abord DANS l'être, dans l'affirmation indubitable de l'être (d'être.)
Une approche facile de cela est encore une fois le modèle physique élémentaire : Dieu est ici assimilé à la Matière recelant de toute éternité le Mouvement et (donc) ses lois, point. Vu comme cela, il est éternel, immuable, transcendant. Le Mouvement dans la Matière se traduit par tout un tas de phénomènes dits particuliers : Dieu leur est immanent. Mais de toute évidence c'est bien exactement la même chose...
Dieu est immuable. Rien ne vient de rien. Donc "les choses n'existent plus quand personne ne les regarde" ou bien "les choses changent de nature en fonction de la nature de ce qui les perçoit", cela n'a aucun sens profond. Nous en revenons à la racine du problème : il ne faut pas attribuer à Dieu-Nature ce qui relève
irréductiblement de la manifestation en Dieu-Nature. Il est par ailleurs évident qu'un élément de la manifestation ne peut pas être toute la manifestation. Donc l'homme étant un mode fini, petite partie de la nature (Spinoza le dit explicitement) ne peut atteindre à Dieu-Nature
in extenso. Il y a donc du Mystère quelque part. Si la conscience est de l'ordre modal, alors il ne faut pas l'attribuer à Dieu-Nature. Tout le problème est là.
Quelqu'un qui dit que les choses resteraient, en quelque réalité, si toute conscience disparaissait, nie ainsi que la chose soit réductible à la perception qu'on en a, et donc introduit la nature nouménale, et affirme en même temps Dieu-Nature.
hokousai a écrit :De toute manière je ne vois pas ce que peut être une<b> substance</b> sans expression , autosuffisante donc , mais qui a on ne sait par quelle volonté créé un monde de modifications. Il lui a bien fallu qu'elle le crée puisque elle en est distincte . C est tout à fait hors de mes convictions philosophiques.
Il n'y a pas de substance sans expression puisque je rappelle qu'il ne s'agit plus du tout là du concept abstrait général de substance, mais de LA substance réelle, soit Dieu-Nature, qui est en soi, se conçoit par soi, existe donc sans cause antécédente, est infinie, éternelle, etc.
Elle est d'autant moins sans expression qu'elle est toute expression (et on retrouve clairement chez Spinoza ces considérations de fond, parallélisme ou pas) : elle est l'être même, l'affirmation même, toute affirmation.
L'entendement met
nécessairement l'être-étendu avant l'être-étendu-comme-ceci ou cela, ou pour être plus concret : il place la nature matérielle ("la Matière") avant la matière formée comme ceci ou comme cela, bref avant les corps. C'est un fait d'évidence ! Et cela vaut conscience de Dieu-Nature. Maintenant, cela ne l'empêche pas pour autant de voir aussi qu'il y a DANS cette matière infinie des formes et du mouvement, bref des phénomènes, que c'est même forcément de toute éternité comme cela (dans l'éternité de Dieu-Nature il ne peut y avoir de création
ex nihilo, l'être est et le non-être n'est pas, rien ne vient de rien.) C'est très précisément ce que signifie le rapport mode-substance : le mode est manière d'être de la substance, dans la substance même.
Par ailleurs, encore une fois, si cette fois on se réfère à ce que la Physique pose que la matière est énergie ("tout vient du feu"), on identifie le substrat et son mode infini - ce qui ne change rien par rapport au mode infini Mouvement éternellement dans l’Étendue de Spinoza - et on a toujours Dieu-Nature en quoi tout est. Pour autant un mode fini de - en relation dans - Dieu-Nature, n'est pas Dieu-Nature
in extenso, et on ne peut donc pas attribuer à Dieu-Nature ce qui tient à la finitude d'un mode fini...
L'analogie physique (partiellement pertinente comme tout exemple sur notre sujet qui englobe tout) le dit aussi : je peux voir tout le système si je me trouve à l'extérieur, mais si je me trouve à l'intérieur c'est impossible : je fais partie du système.
On peut dire aussi approximativement que Dieu-Nature c'est tous ses modes (dont les mouvements, déformations, etc.) espace et temps confondus,
tous ensemble, et qu'il n'est donc réductible à aucun de ses modes en particulier (ce que le terme de "mode" suppose déjà.) Si on remplace "Dieu-Nature" par "Énergie" c'est plus rapide, mais "Être" est ce qui est le plus expressif et général (mais cela apparaît plus abstrait.)
La perception particulière de l'être par un mode particulier en Dieu-Nature, c'est "partiel" (et encore une fois, malgré le parallélisme, on retrouve bien tout cela chez Spinoza, hors la remise en cause de l’Étendue même : une vision partielle du monde liée au rapport de mode à mode, sujet-objet, vu-visible, etc. est inadéquate, mais permet néanmoins de percevoir qu'"il y a de l'être qui se pose là", autrement dit Dieu-Nature.
Connais-toi toi-même.