Cher Hokousai,
Hokousai a écrit :Je ne vous dis pas que les corps sont des pensées mais que les pensées des corps sont des pensées .Or la pensé de Spinoza n’a pas accès à d’autre chose qu 'à de la pensée .
ok, les pensées des corps sont, comme les pensées de n'importe quel objet, des pensées. Cela va de soi.
Hormis cette évidence, il y une deuxième question que l'on peut se poser par rapport aux pensées/idées, et qui est celle du rapport entre l'idée et son objet. Alors ce que vous semblez dire, c'est qu'aussi bien pour vous que dans le spinozisme, l'idée n'a pas "accès" à son objet quand cet objet n'est pas de l'ordre de la pensée, autrement dit si l'objet n'est pas une idée lui aussi. Or dans ce cas, COMMENT concevez-vous le rapport entre une telle idée et son objet (donc un objet qui est tout sauf une idée)? Comment une idée peut-elle avoir un objet et en même temps ne pas y avoir "accès"?
Hokousai a écrit :(puisque les attributs sont théoriquement distincts on en est conduit à cela …théoriquement )
Spinoza n'utilise pas le mot "théorie" pour ce genre de choses. L'Ethique est avant tout un livre, un corps donc. On y trouve des idées, dont une partie, d'après Spinoza lui-même, se base entièrement sur "l'expérience", c'est-à-dire sur ce qu'on appelle traditionnellement la "pratique", et non pas la théorie. Comme j'ai déjà dit ici, à mon sens c'est bel et bien PARCE QUE on réduit, en tant que lecteur, l'Ethique à une théorie que l'on est quasiment obligé de ne pas sentir le côté "pratique", qui lui demande d'être "mise en oeuvre" avant que l'on puisse le sentir.
Sinon en effet, pour Spinoza les attributs sont REELLEMENT distinct. Mais cela n'est qu'une part de l'histoire. L'autre, c'est qu'ils constituent une UNION indivisible. Ou comme le dit Robert Misrahi:
"les deux Attributs constituant l'humain au sein de la Nature (la Pensée et l'Etendue) n'ont pas cessé d'être essentiellement distincts quant à leur définition et leur domaine, et pourtant ontologiquement un et identiques quant à leur réalité ultime." Si l'idée est définie comme quelque chose qui est essentiellement constituée par son objet, alors cet objet n'est plus la chose extérieure perçue par le corps. L'objet est la modification qui se produit dans le corps. Ce qui est perçu par le corps est un aspect de la chose extérieure (ou plutôt du corps extérieur), ce qui est perçu simultanément par l'esprit est l'affection produite dans mon corps. La séparation moderne entre sujet connaissant et objet connu (et que vous semblez ressentir comme étant une idée évidente) n'est plus pertinente ici, parce que l'objet n'est plus une chose extérieure à mon corps, c'est une partie de mon corps même. Il suffit de penser au fait qu'effectivement, aucune idée ne peut exister sans avoir un objet, pour comprendre combien ce lien entre objet et idée est ESSENTIEL. L'objet n'est pas ajouté de l'extérieur à l'idée, il CONSTITUE l'idée, de l'intérieur.
Que les attributs sont réellement distincts n'empêche donc pas que l'attribut de la pensée a comme caractéristique principale d'être INTIMEMENT lié à son objet (= n'importe quel attribut formel). Si l'on s'en tient à l'aspect distinct, alors on peut retomber dans un solipsisme à la Berkeley. Mais il me semble que réduire Spinoza à celui-ci devient beaucoup plus difficile dès que l'on tient compte d'un autre aspect crucial chez lui, le fait que l'objet constitue, de l'intérieur, l'idée, et n'est plus une chose extérieure perçue par l'esprit ou le corps. Là tout se complique. J'y vois une invitation de s'adonner à une petite "expérience de pensée": celle d'abandonner notre point de vue habituel, qui est entièrement moderne, et d'essayer de penser et donc de percevoir les choses autrement.
Hokousai a écrit :Les corps sont déduits on ne sait pas ce que sont les corps du point de vue d un autre attribut que la pensée ..
pourtant, Spinoza dit exactement l'inverse: il faut étudier le corps pour comprendre quelque chose de l'esprit. Et cela précisément parce que appliquer la méthode scientifique inventée par Galilée et co est beaucoup plus facile quand l'objet étudié est un corps que quand l'objet est un esprit. La méthode de connaissance la plus fiable qui existait à l'époque (et encore largement aujourd'hui, je dirais) était celle de la science physique.
Sinon je ne vois pas OÚ Spinoza déduirait les corps. Corps et pensée figurent au MÊME titre déjà dans les toutes premières définitions de l'E1 (
"un corps n'est pas borné par une pensée, ni une pensée par un corps", E1 Déf.2). Corps et esprit sont donc dès le début présents comme des "évidences", des "notions communes". Si je parcours rapidement le début de l'Ethique (rapidement, donc je peux me tromper), il faut attendre l'E1P11 avant qu'apparaisse de nouveau l'une des deux notions. Et de nouveau, on y parle de corps sans AUCUNE déduction. Spinoza y dit simplement que
"la raison qui fait qu'un cercle, ou un triangle, existe ou n'existe pas, ne suit pas de leur nature, mais de l'ordre de la nature corporelle tout entière (...) . Et ces choses-là sont par soi manifeste".
Occurrence suivante: il s'agit encore une fois de corps, corps posés comme existant de façon évidente, manifeste (toujours pas d'esprit qui apparaît ...). E1P12 corollaire:
"De là suit qu'aucune substance, et par conséquent aucune substance corporelle, en tant qu'elle est substance, n'est divisible". L'esprit n'intervient qu'à l'E1P14, et cela non pas déjà sous son nom propre. Il ne s'y agit que de la "chose pensante":
"Il suit: (II) que la chose étendue et la chose pensante sont ou bien des attributs de Dieu, ou bien (par l'axiome 1) des affections des attributs de Dieu".
E1P15 sc:
"Il y en a qui se figurent Dieu à l'instar de l'homme, composé d'un corps et d'un esprit". Ici aussi, Spinoza part de l'évidence que l'homme est composé d'un corps et d'un esprit, il ne le déduit pas.
On peut bien sûr interroger cette évidence, je voulais seulement souligner qu'à mon sens NULLE PART Spinoza "déduit" les corps. A fortiori, pas de déduction de l'existence du corps à partir de la pensée, chez Spinoza.
Hokousai a écrit :mais on déduit de ce que la substance s’exprime par une infinité d’ attribut que les corps sont exprimés par l’étendue .
j'espère avoir montrer que Spinoza, cela n'est pas le cas. Il ne déduit pas les corps ou l'étendue de l'infinité de la substance. L'infinité de la substance est, quant à elle, déduite des définitions et axiomes de la première partie de l'Ethique. Mais les corps et les pensées figurent DEJA dans ces définitions mêmes. Il s'agit donc pour Spinoza d'évidences, de notions communes, pas de choses que l'on peut ou doit déduire. C'est que pour Spinoza, nous SOMMES aussi bien des corps que des esprits. Impossible donc de ne pas trouver ces deux aspects de nous-mêmes tout à fait "manifeste par soi".
Hokousai a écrit :En fait l’étendue vient d’ailleurs on ne voit pas la déduire sans une expérience antérieure à la théorie .
Alors d’ où vient-elle ( l’idée de l’étendue )?
Comme je viens de le montrer, ce n'est pas seulement le corps ou l'étendue qui "vient d'ailleurs", mais tout aussi bien et en même temps l'esprit ou l'idée (puisqu'ils figurent tous les deux dans la deuxième définition de l'Ethique, sans être défini eux-mêmes).
Il faut donc en conclure, à mon sens, que pour le spinozisme l'étendue et l'idée de l'étendue surgissent simultanément, et cela antérieurement à l'Ethique. Il faut sans doute remonter aux plus lointaines origines de la culture occidentale pour pouvoir comprendre comment est né ce dualisme, mais il se fait que depuis lors, nous baignons dedans. Encore aujourd'hui, les sciences de l'homme se divisent en "médecine" et "psychologie". Le corps et l'âme ou le mental demeurent des catégories tout aussi évidentes qu'à l'époque de Spinoza ou d'Aristote. Dès la petite enfance, nous apprenons qu'il faut attribuer tels phénomènes qui nous arrivent à notre "corps", et tels phénomènes à notre "esprit" ou "psychè".
Hokousai a écrit :Vous dîtes que parce qu’il y a des corps cela suffit pour que nous les percevions (ce qui es la positions aristotélicienne , dite réaliste ).
Cela ne suffit pas
Il pourrait ne pas y avoir de corps et que nous en percevions néanmoins parce que ce que nous percevons ce ne sont pas des corps mais des perceptions .
Il pourrait y avoir des corps sans que nous les percevions ( dans votre dos il y a des corps )
il me semble que vous confondez de nouveau la perception avec ce qui est perçu. Nous ne percevons pas des perceptions, nous percevons des choses (qui en l'occurrence peuvent être des perceptions, mais cela ne vaut guère pour toutes nos perceptions).
Hokousai a écrit :L’existence objective des corps ( que vous posez ) ne suffit pas à expliquer que nous percevions des corps .
ni moi-même (pour rappel: je parle peu de ce que je pense moi-même dans cette discussion, je parle de ce que je crois être le spinozisme) ni Spinoza ne posons une "existence objective des corps", du moins pas au sens traditionnel du mot. Remarquons que Spinoza utilise rarement le mot "objet" (
obiectum). Il parle le plus souvent de
l'ideatum, tandis que ce qui est perçu du monde extérieur est systématiquement appelé "chose" (
res). Or depuis la modernité une "existence objective" signifie une existence un peu étrange: une existence en tant qu'objet de notre idée, ET en même temps une existence tout à fait indépendamment de nous, tout à fait extérieure à nous. Il me semble que ce type d'existence pour Spinoza relève plutôt d'une idée confuse. Ou bien une chose est objet de notre idée, ou bien elle est extérieure à nous (exception faite du 3e genre de connaissance, je suppose).
Puis que notre corps perçoit d'autres corps est de nouveau une évidence pour Spinoza, je crains. Donc pas quelque chose dont l'existence nécessite une explication. On peut essayer de comprendre COMMENT se fait cette perception (ce que Spinoza fait amplement), mais pour lui il est hors de doute qu'il y ait des corps extérieurs à nous, parce qu'il s'agit tout simplement d'une expérience quotidienne.
Hokousai a écrit :Voila pourquoi je ramène la question de l’étendue et des corps non pas à une existence objective mais à une relative puissance d’ agir .
Et comment ramenez-vous la question des corps à une relative puissance d'agir?
Hokousai a écrit :Vous travaillez sur des bases dualistes assez strictes
Spinoza ne cesse pourtant de redire que les idées que nous avons de notre corps et plus encore des corps extérieures sont des idées confuses , cela je le comprends parfaitement . Ma puissance d’agir décroît et la clarté des idées décroît d’autant .
Il me semble que ceci relève d'une lecture fort "partielle" de Spinoza. En effet, toute une partie de l'Ethique montre en quoi consistent nos idées inadéquates, et souligne qu'au DEPART, en tant que bébé, nous en avons en grande quantité. Cela n'empêche que pour Spinoza, la vérité existe (toute sa pensée en a besoin), et existe même de façon "donnée" (voir le TIE, qui prend l'
idea vera data comme quelque chose qui est évident). Nous avons TOUS au moins UNE idée vraie, adéquate. Et toute une partie de l'Ethique nous montre en quoi nous pouvons en avoir même beaucoup. Ces idées constituent notre "essence", cette partie de nous qui est éternelle (de nouveau, Spinoza nous dit que cette éternité, nous la "sentons et expérimentons" ... pas de "théorie" ici non plus donc). Essence spirituelle aussi bien que corporelle, bien sûr (puisque l'essence de l'esprit est éternelle, et a toujours l'essence du corps comme objet, même après la mort du corps).
Si donc vous pensez que pour Spinoza nous n'avons QUE des idées inadéquates, jamais nous pourrions avoir une essence. Nous serions strictement RIEN. Or on sait bien que pour Spinoza, toute chose singulière a une essence. Tout Individu a une essence. Et cette essence existe de façon éternelle. Il faut enlever tout cela du spinozisme pour commencer à croire que selon Spinoza nous n'avons que des idées inadéquates du corps.
Sinon que voulez-vous dire par "ma puissance d’agir décroît et la clarté des idées décroît d’autant" ????
Hokousai a écrit :La clarté et la distinction est au niveau des idées dans un registre assez étroit de certitudes au delà c‘est la confusion .
On PEUT en effet avoir beaucoup d'idées inadéquates. Mais donc on peut également s'y appliquer un peu, et alors on sait parfaitement augmenter le nombre d'idées adéquates. Le sage en a tellement qu'ils forment même la plus grande partie de son esprit, et non plus un "registre étroit".
Hokousai a écrit :Poser l’existence objective des corps me parait relever des idées confuses si cette existence n’est pas soutenue pat la théorie des attributs .
Mais c’est alors une existence théorique .. c'est-à-dire liée à la façon que nous avons de concevoir .
En effet, s'il fallait déduire l'existence des corps de l'une ou l'autre théorie, elle ne serait pas "donnée". Seulement, ci-dessus j'ai donc essayé de démontrer que cette déduction, on ne la trouve PAS, chez Spinoza. Que notre corps existe et que les corps extérieurs existent est pour lui une évidence absolue, qui ne demande pas à être démontré ou déduite.
D'autre part, je crois qu'il faut également bien tenir compte du fait qu'au XVIIe (mais encore au XIXe, voir p.ex. Frege) l'on a en général une conception de la vérité fort différente de celle, "psychologisante", que nous avons tendance à avoir aujourd'hui. Le propre d'une idée vraie c'est d'être éternelle. Toute idée adéquate que j'ai se base sur une conception
sub quadam specie aeternitatis, ce qui est tout à fait l'inverse d'une conception "personnelle" (qui elle est inévitablement liée à un temps et un lieu précis, tandis que l'éternité se définit par le fait d'être hors temps).
Ainsi l'opposition que vous construisez ici entre d'une part une idée claire et distincte et d'autre part une idée que vous appelez "théorique" et qui serait liée à notre façon de concevoir (qui serait donc "subjective") me semble être assez anachronique par rapport à ce qu'écrit Spinoza.
Car toute idée confuse, chez lui, est une idée formée
sub specie durationis, c'est-à-dire est liée à un temps et un lieu précis (aux affections ici et maintenant de notre corps). Or cela Spinoza ne l'appelle pas encore 'théorique", il l'appelle "imaginaire". C'est assez différent. Car une idée inadéquate est par définition confuse, et n'est jamais une déduction rationnelle opérée sur base d'autres idées. Seule une déduction rationnelle correcte permet de surmonter la confusion. Tandis que cette confusion signifie justement que l'idée inadéquate enveloppe davantage la nature de celui qui l'a que la nature du corps extérieur qui a affecté la personne en question.
Autrement dit, s'il fallait injecter le couple conceptuel sujet-objet dans le spinozisme (ce qui serait bien sûr absurde, puisque tout le spinozisme est construit sur une toute autre base), il faudrait appeler les idées confuses plutôt des idées "subjectives", tandis que les idées claires et distinctes seraient des idées "objectivement vraies" (puisqu'il s'agit d'un regard d'un point de vue de l'éternité, et non pas d'un point de vue "personnel" ou subjectif). Ainsi déduire correctement l'existence de quelque chose d'autres idées serait, pour le spinozisme, ce qui permet de quitter le registre purement subjectif/imaginaire. Ce que vous appelez "théorique" chez Spinoza devient exactement l'inverse de ce qui se réduit à une conception subjective.
C'est pourquoi ce que vous écrivez ici me semble être tout à fait "moderne" et non pas spinoziste: il faut penser la connaissance sur base d'une opposition sujet-objet pour pouvoir comprendre ce que vous dites. Or justement, une fois que l'on suppose que ce qui connaît est subjectif, et que ce qui est connu est tout à fait extérieur à ce qui connaît, il faut d'abord faire le pas que Kant a fait: finalement, nous ne connaissons rien vraiment "objectivement", car la chose en soi, ce que l'on veut connaître, est inconnaissable, puisque la connaissance exige un point de vue SUBJECTIF et non plus éternel, comme c'est le cas chez Spinoza. Puis bon, une fois que l'on a posé un tel gouffre entre le sujet et l'objet, la porte est grande ouverte à toutes sortes de solipsismes et de postmodernismes: car finalement, TOUTE connaissance devient "suspecte", devient avant tout le produit d'un sujet, d'un esprit personnel et censé être isolé dans sa bulle subjective voire spirituelle. Pourquoi parler de "suspecte"? Parce que justement, concevoir la connaissance en termes de sujet-objet impliquait hélas immédiatement une conception de la connaissance qui exige un véritable accès du sujet à l'objet avant de pouvoir être dite "vraie". Dès que l'on a posé une extériorité absolue entre le corps du sujet et le corps de l'objet, une connaissance qui se définit par l'accès de l'un à l'autre devient du même coup tout à fait impossible. Idéalisme, solipsisme, postmodernisme deviennent alors des conséquences logiques.
Mais donc ce que j'essaie de dire, c'est que ces conséquences ne sont pas "inévitables". Ce sont des conséquences très précises, ayant une cause très précise: la conception de la connaissance et du rapport au monde en termes de sujet-objet. Conception que justement Spinoza rejette et remplace par une autre théorie de la connaissance. Si cela me semble être intéressant d'essayer d'y entrer quelques instants, c'est précisément parce que l'alternative, la conception moderne avec laquelle nous vivons tous d'office, aujourd'hui, est vouée à l'échec, comporte en soi-même son impossibilité. Le spinozisme est en ce sens une pensée radicalement A-MODERNE: il s'agit d'une théorie de la connaissance qui prolonge des conceptions bien plus anciennes, développées avant la naissance du sujet. Maintenant que nous sommes arrivés au constat de l'impossibilité logique de penser une connaissance vraie en tant que connaissance "objective", il nous faudra bien une autre conception de la connaissance pour fonder le sentiment de vérité. Spinoza me semble figurer parmi ces philosophes qui ont travaillé à la construction d'une telle alternative.
louisa
PS à Serge: merci de ton message chaleureux et intéressant. J'y reviens bientôt j'espère.