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TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE
CHAPITRE VII.
DE L'INTERPRÉTATION DE L'ÉCRITURE.
Plan du TTP
On ne cesse de répéter
que l’Écriture sainte est la parole de Dieu, et qu’elle enseigne
la véritable béatitude et la voie du salut ; mais au fond
on est très-éloigné de penser sérieusement
de la sorte, et il n’est rien à quoi songe moins le vulgaire qu’à
conformer sa vie aux enseignements de la sainte Écriture. Ce qu’on
nous présente comme la parole de Dieu, ce sont le plus souvent
d’absurdes chimères, et sous le faux prétexte d’un zèle
religieux on ne veut qu’imposer à autrui ses propres sentiments.
Oui, je le répète, ç’a été de tout
temps le grand objet des théologiens d’extorquer aux livres saints
la confirmation de leurs rêveries et de leurs systèmes, afin
de les couvrir de l’autorité de Dieu. Pénétrer la
pensée de l’Écriture, c’est-à-dire du Saint-Esprit,
il n’y a rien là qui excite en eux le moindre scrupule ou qui puisse
arrêter leur témérité. S’ils ont une crainte,
ce n’est point d’imputer quelque erreur au Saint-Esprit et de s’écarter
de la voie du salut ; c’est uniquement d’être convaincus d’erreur
par leurs rivaux, et de voir ainsi l’autorité de leur parole affaiblie
et méprisée.
Certes, si les hommes reconnaissaient au fond de leur
âme la sainteté de l’Écriture, on verrait un grand
changement dans leur manière de vivre ; la discorde, la haine ne
régneraient pas dans leur cœur, et nous n’aurions pas à
déplorer cet aveugle et téméraire désir qui
les pousse à interpréter l’Écriture et à innover
sans cesse en matière de religion. Ils ne reconnaîtraient
une doctrine comme consacrée par les livres saints qu’après
l’y avoir lue en termes exprès, et les écrivains sacrilèges
qui n’ont pas craint d’altérer si souvent les paroles de l’Écriture,
auraient reculé devant une entreprise si criminelle. Mais l’ambition
et l’audace ont été portées à un tel excès
que la religion ne consiste plus maintenant à obéir aux
commandements du Saint-Esprit, mais à soutenir les opinions chimériques
des hommes. Ce n’est plus par la charité que l’on se montre animé
d’une piété véritable, c’est en répandant
la discorde et la haine, couvertes du voile hypocrite d’un zèle
ardent pour les choses de Dieu. À tous ces désordres s’est
venue joindre la superstition, qui apprend aux hommes à mépriser
la raison et la nature, à n’admirer, à ne respecter que
ce qui est contraire à l’une et à l’autre. Aussi ne faut-il
point s’étonner de voir le vulgaire interpréter l’Écriture
dans le sens le plus éloigné de la nature et de la raison,
afin de la rendre d’autant plus merveilleuse et vénérable.
On s’imagine que les saintes Écritures cachent de profonds mystères
; et, sur ce fondement, on néglige ses plus utiles renseignements
pour se fatiguer à la poursuite d’absurdes chimères. Ce
qu’enfante l’imagination en délire dans cette recherche insensée,
on ne manque pas de l’attribuer au Saint-Esprit, et partant de s’y attacher
avec une énergie et un emportement incroyables. La nature humaine
est ainsi faite : ce qu’elle conçoit par le pur entendement, elle
ne l’embrasse que d’une conviction sage et raisonnable ; mais les opinions
qui naissent en elle du mouvement des passions lui inspirent une conviction
ardente et passionnée comme la source d’où elles émanent.
Pour nous, si nous voulons nous séparer de cette
foule agitée des théologiens vulgaires, et, délivrant
notre âme de leurs vains préjugés, ne pas nous exposer
à confondre des opinions tout humaines avec les enseignements divins,
nous devons nous tracer pour l’interprétation des livres saints
une méthode sûre, sans laquelle toute connaissance certaine
de la pensée du Saint-Esprit est évidemment impossible.
Or, pour caractériser d’avance notre pensée en peu de mots,
nous croyons que cette méthode pour interpréter sûrement
la Bible, loin d’être différente de la méthode qui
sert à interpréter la nature, lui est au contraire parfaitement
conforme. Quel est en effet l’esprit de la méthode d’interprétation
de la nature ? Elle consiste à tracer avant tout une histoire fidèle
de ses phénomènes, pour aboutir ensuite, en partant de ces
données certaines, à d’exactes définitions des choses
naturelles. Or c’est exactement le même procédé qui
convient à la sainte Écriture. Il faut premièrement
en faire une histoire fidèle, et se former ainsi un fonds de données
et de principes bien assurés, d’où l’on déduira plus
tard la vraie pensée des auteurs de l’Écriture par une suite
de conséquences légitimes. Quiconque pratiquera cette méthode,
pourvu qu’il ne se serve dans l’interprétation de l’Écriture
d’autres données ni d’autres principes que ceux qui sont contenus
dans son histoire, est parfaitement certain de se mettre à l’abri
de toute erreur, et de pouvoir discuter sur des objets qui passent la
portée humaine avec la même sécurité que sur
les choses qui sont du ressort de la raison. Mais pour qu’il soit bien
établi que la route que je trace non-seulement est sûre,
mais a seule ce caractère et se trouve en parfait accord avec la
méthode qui sert à interpréter la nature, je dois
faire remarquer que les livres saints contiennent un grand nombre de choses
sur lesquelles la raison naturelle ne fournit aucune lumière. Car
ce qui fait la plus grande partie de l’Écriture, ce sont des récits
historiques et des révélations. Or ces récits ne
contiennent guère que des miracles, c’est-à-dire (comme
on l’a expliqué dans le chapitre précédent) des phénomènes
extraordinaires, où se mêlent toujours les opinions et les
jugements de ceux qui les racontent ; et quant aux révélations,
nous avons montré dans notre chapitre IIe qu’elles sont
également accommodées aux opinions des prophètes
; et d’ailleurs, en elles-mêmes, elles surpassent la portée
de l’esprit humain. Par conséquent, pour connaître toutes
ces choses, c’est-à-dire presque tout ce qui est contenu dans l’Écriture,
il ne faut consulter que l’Écriture elle-même ; de même
que, pour connaître la nature, c’est la nature seule qu’il faut
interroger. Je sais bien que l’Écriture contient aussi des prescriptions
morales qui se peuvent déduire de la raison naturelle ; mais ce
que la raison ne nous apprend pas, c’est qu’il y ait effectivement dans
les livres saints de telles prescriptions morales, et ce point ne peut
être éclairci que par la lecture seule des livres saints.
Je dis plus : si nous voulons constater, d’un esprit libre de tout préjugé,
la divinité de l’Écriture, il est nécessaire que
nous sachions par elle-même qu’elle enseigne une morale vraie ;
autrement, nous n’aurions plus aucun moyen de prouver que l’Écriture
est divine, puisque la certitude des prophéties nous a été
principalement démontrée par la droiture et la sincérité
des prophètes. Il faut donc que la pureté de leur morale
soit parfaitement établie pour que nous puissions avoir foi dans
leurs paroles. Quant aux miracles, outre que les faux prophètes
en pouvaient faire, nous avons déjà établi qu’ils
sont incapables de nous convaincre de l’existence de Dieu. Il ne reste
donc qu’un moyen de constater la divinité de l’Écriture,
c’est de faire voir qu’elle enseigne la véritable vertu. Or l’Écriture
seule peut nous donner des preuves à cet égard, et si elle
en était incapable, elle perdrait ses droits à notre confiance,
et sa divinité ne serait qu’un préjugé. Je conclus
donc que la connaissance tout entière de l’Écriture ne doit
être demandée qu’à l’Écriture elle-même,
et à elle seule.
J’ajoute que l’Écriture sainte ne nous donne point
les définitions des choses, pas plus que ne fait la nature. D’où
il suit qu’il faut déduire ces définitions des récits
que l’Écriture nous présente sur chaque sujet, de même
que, pour obtenir les définitions des choses naturelles, on les
tire de l’examen des actions diverses de la nature. Voici donc finalement
la règle générale pour interpréter les livres
saints : n’attribuer à l’Écriture aucune doctrine qui ne
ressorte avec évidence de son histoire.
Or comment doit se faire l’histoire de l’Écriture,
et à quels récits doit-elle principalement s’attacher ?
c’est ce que je vais expliquer à l’instant même.
I. Elle doit premièrement expliquer la nature
et les propriétés de la langue dans laquelle les livres
saints ont été écrits, et qui a été
parlée par leurs auteurs. À cette condition seule, on pourra
découvrir tous les sens que chaque passage peut admettre d’après
les habitudes du langage ordinaire. Or, comme tous les écrivains
tant de l’Ancien Testament que du Nouveau sont Juifs, il s’ensuit que
l’histoire de la langue hébraïque est nécessaire avant
toute autre, non-seulement pour l’intelligence des livres de l’Ancien
Testament, qui ont été écrits dans cette langue,
mais même pour celle du Nouveau ; par la raison que les livres de
l’Évangile, bien qu’ils aient été répandus
dans d’autres langues, n’en sont pas moins pleins d’hébraïsmes.
II. L’histoire de l’Écriture doit, en second lieu,
recueillir les sentences de chaque livre, et les réduire à
un certain nombre de chefs principaux, afin qu’on puisse voir d’un seul
coup d’œil la doctrine de l’Écriture sur chaque matière.
Il faut aussi noter avec soin les pensées obscures et ambiguës
qui s’y rencontrent, et celles qui semblent se contredire l’une l’autre.
On distinguera une pensée obscure d’une pensée claire, suivant
que le sens en sera difficile ou aisé pour la raison, d’après
le texte même du discours. Car il ne s’agit que du sens des paroles
sacrées, et point du tout de leur vérité. Et ce qu’il
y a de plus à craindre en cherchant à comprendre l’Écriture,
c’est de substituer au sens véritable un raisonnement de notre
esprit, sans parler des préjugés qui sans cesse nous préoccupent.
De cette façon, en effet, au lieu de se réduire au rôle
d’interprète, on ne fait plus que raisonner suivant les principes
de la raison naturelle ; et l’on confond le sens vrai d’un passage avec
la vérité intrinsèque de la pensée que ce
passage exprime, deux choses parfaitement différentes. Il ne faut
donc demander l’explication de l’Écriture qu’aux usages de la langue,
ou à des raisonnements fondés sur l’Écriture elle-même.
Pour rendre tout ceci plus clair, je prendrai un exemple : Moïse
a dit que Dieu est un feu, que Dieu est jaloux. Rien de
plus clair que ces paroles, à ne regarder que la signification
des mots ; ainsi je classe ce passage parmi les passages clairs, bien
qu’au regard de la raison et de la vérité il soit parfaitement
obscur. Ce n’est pas tout : alors même que le sens littéral
d’un passage choque ouvertement la lumière naturelle, comme dans
l’exemple actuel, je dis que ce sens doit être accepté, s’il
n’est pas en contradiction avec la doctrine générale et
l’esprit de l’Écriture ; si au contraire il se rencontre que ce
passage, interprété littéralement, soit en opposition
avec l’ensemble de l’Écriture, alors même qu’il serait d’accord
avec la raison, il faudrait l’interpréter d’une autre manière,
je veux dire au sens métaphorique. Si donc on veut résoudre
cette question : Moïse a-t-il cru, oui ou non, que Dieu soit un feu
? il n’y a point lieu de se demander si cette doctrine est conforme ou
non conforme à la raison ; il faut voir si elle s’accorde ou si
elle ne s’accorde pas avec les autres opinions de Moïse. Or, comme
en plusieurs endroits Moïse déclare expressément que
Dieu n’a aucune ressemblance avec les choses visibles qui remplissent
le ciel, la terre et l’eau, il s’ensuit que cette parole : Dieu est
un feu, et toutes les paroles semblables doivent être entendues
métaphoriquement. Maintenant, comme c’est aussi une règle
de critique de s’écarter le moins possible du sens littéral,
il faut se demander avant tout si cette parole : Dieu est un feu,
n’admet point d’autre sens que le sens littéral, c’est-à-dire,
si ce mot de feu ne signifie point autre chose qu’un feu naturel.
Et supposé que l’usage de la langue ne lui donnât aucune
autre signification, on devrait se fixer à celle-là, quoiqu’elle
choque la raison ; et toutes les autres pensées de l’Écriture,
bien que conformes à la raison, devraient se plier à ce
sens. Que si la chose était absolument impossible, il n’y aurait
plus qu’à dire que ces diverses pensées sont inconciliables,
et à suspendre son jugement. Mais dans le cas dont nous parlons,
comme ce mot feu se prend aussi pour la colère et pour la
jalousie (voyez Job, chap. XXXI, vers. 13), on concilie aisément
les paroles de Moïse, et l’on aboutit à cette conséquence,
que ces deux pensées, Dieu est un feu, Dieu est jaloux,
sont une seule et même pensée. Moïse ayant d’ailleurs
expressément enseigné que Dieu est jaloux, sans dire nulle
part qu’il soit exempt des passions et des affections de l’âme,
il ne faut pas douter que Moïse n’ait admis cette doctrine, ou du
moins n’ait voulu la faire admettre, bien qu’elle soit contraire à
la raison. Car nous n’avons pas le droit, je le répète,
d’altérer l’Écriture pour l’accommoder aux principes de
notre raison et à nos préjugés ; et c’est à
l’Écriture elle-même qu’il faut demander sa doctrine tout
entière.
III. La troisième condition que doit remplir l’histoire
de l’Écriture, c’est de nous faire connaître les diverses
fortunes qu’ont pu subir les livres des prophètes dont la mémoire
s’est conservée jusqu’à nous, la vie, les études
de l’auteur de chaque livre, le rôle qu’il a joué, en quel
temps, à quelle occasion, pour qui, dans quelle langue il a composé
ses écrits. Cela ne suffit pas, il faut nous raconter la fortune
de chaque livre en particulier, nous dire de quelle façon il a
été d’abord recueilli, et en quelles mains il est successivement
tombé, les leçons diverses qu’on y a vues, qui l’a fait
mettre au rang des livres sacrés, comment enfin tous ces ouvrages
qui sont universellement reconnus comme divins ont été rassemblés
en un seul corps. Voilà ce que doit renfermer l’histoire de l’Écriture.
Pour distinguer, en effet, les pensées qui ont le caractère
d’une loi de celles qui renferment simplement un enseignement moral, il
est nécessaire de connaître la vie, les mœurs et les études
de l’écrivain sacré. Ajoutez qu’il est d’autant plus facile
d’interpréter les paroles d’un auteur que l’on connaît mieux
son tour d’esprit et son caractère. De même, pour ne pas
confondre les préceptes éternels de la loi de Dieu avec
ceux qui n’ont rapport qu’à un certain temps et à un petit
nombre d’hommes, il importe de ne point ignorer à quelle occasion,
en quel temps, pour quelle nation et quelle époque ces préceptes
ont été écrits. C’est enfin une chose indispensable
de remplir toutes les autres conditions que nous avons indiquées,
non-seulement pour établir l’authenticité de chaque livre,
mais pour savoir si des mains adultères n’en ont pas altéré
le texte, si des erreurs ne s’y sont point glissées, si les corrections
convenables ont été faites par des hommes capables et dignes
de foi. Toutes ces précautions, je le répète, sont
nécessaires pour quiconque ne veut s’attacher dans l’Écriture
qu’à ce qui est certain et indubitable, au lieu de se jeter aveuglément
sur tout ce qui lui est présenté.
Quand nous aurons ainsi établi solidement l’histoire
de l’Écriture, et pris la ferme résolution de n’y rien reconnaître
comme doctrine des prophètes qui ne résulte de cette histoire
et n’en puisse être très-clairement déduit, le moment
sera venu alors de nous attacher à l’interprétation des
prophètes et de l’Esprit-Saint. Ici l’ordre qu’il faut suivre,
la méthode qu’il convient d’appliquer sont exactement les mêmes
qu’on emploie pour interpréter la nature, d’après son histoire.
Car, comme dans l’étude de la nature on commence par les choses
les plus générales et qui sont communes à tous les
objets de l’univers, c’est à savoir, le mouvement et le repos,
leurs lois et leurs règles universelles que la nature observe toujours
et par qui se manifeste sa perpétuelle action, descendant ensuite
par degrés aux choses moins générales ; de même,
dans l’histoire de l’Écriture, il faut d’abord chercher ce qu’il
y a de plus universel, ce qui fait la base et le fondement de tout le
reste, ce qui exprime la doctrine qu’ont enseignée les prophètes
pour les intérêts éternels de tout le genre humain
: par exemple, qu’il n’y a qu’un seul Dieu, seul tout-puissant, seul adorable,
qui prend soin de tous les hommes, et chérit entre tous ceux qui
l’adorent et qui aiment leur prochain, etc. Voilà des principes
que l’Écriture proclame sans cesse en des termes si exprès
et si clairs que personne n’a jamais pu avoir sur ce point la moindre
incertitude. Maintenant, qu’est-ce que Dieu, comment peut-il tout connaître
et étendre sa providence à tout, ce sont là des points
sur lesquels l’Écriture ne s’explique pas ex professo, et
ne dit rien qui ait le caractère d’une doctrine éternelle.
Tout au contraire, nous avons fait voir plus haut que les prophètes
ne s’accordent pas à cet égard, et par conséquent
on ne doit rien établir sur tous ces objets à titre de doctrine
du Saint-Esprit, bien que la lumière naturelle soit capable de
les éclaircir parfaitement. La doctrine générale
de l’Écriture une fois bien connue, il faut descendre à
des choses plus particulières, lesquelles néanmoins se rapportent
à la pratique de la vie, et découlent de la doctrine universelle
des livres saints comme des ruisseaux d’une source commune : telles sont
toutes les actions particulières et extérieures de la véritable
vertu, qui ne doivent être pratiquées qu’en des circonstances
déterminées. Que s’il se rencontre sur ce point des passages
obscurs ou ambigus, il les faut expliquer ou éclaircir par la doctrine
générale des saints livres ; et dans le cas où on
en trouverait de contradictoires, on doit se demander alors à quelle
occasion, en quel temps, et pourquoi ces passages ont été
écrits. Par exemple, quand Jésus-Christ dit : Bienheureux
les affligés, car ils seront consolés, ce texte ne nous
apprend point de quelle sorte d’affligés il s’agit. Mais comme
Jésus-Christ nous enseigne ensuite (Matthieu, chap. VI,
vers. 33) de n’avoir d’autres soins que celui du royaume de Dieu et de
sa justice, c’est-à-dire du souverain bien, il s’ensuit que, dans
le passage cité, il a entendu désigner ceux qui s’affligent
de ne point posséder le royaume de Dieu et de voir la justice négligée
parmi les hommes. Ce sont là, en effet, les deux seules causes
possibles d’affliction pour ceux qui n’aiment que le royaume de Dieu ou
l’équité, et qui méprisent tous les autres biens
que donne la fortune. De même encore, quand Jésus-Christ
dit : Si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui
la joue gauche, et tout ce qui suit, on ne peut pas croire que Jésus-Christ
ait prononcé ces paroles à titre de législateur s’adressant
à des juges ; car alors Jésus-Christ serait venu détruire
la loi de Moïse, ce qui eût été contraire à
sa mission, comme il le déclare lui-même expressément
(Matthieu, chap. V, vers. 17). Il faut donc considérer ici
le caractère de celui qui a prononcé ces paroles, le temps
où il les a dites, et les personnes à qui il les a adressées.
Or le Christ n’est point venu instituer des lois à titre de législateur,
mais donner un enseignement moral à titre de docteur ; et ce qu’il
voulait réformer, ce n’était point les actions extérieures,
mais le fond des cœurs. Ajoutez à cela qu’il s’adressait à
des hommes opprimés, qui vivaient dans un État corrompu,
où la justice négligée faisait pressentir une dissolution
prochaine. Or on remarquera que ces mêmes paroles que prononce Jésus
au moment d’une ruine prochaine de Jérusalem, nous les trouvons
dans Jérémie, qui les adressait aux Juifs dans une circonstance
toute semblable, lors de la première dissolution de Jérusalem
(voyez Lamentations ; chap. III, lett. Tet et Jot).
Les prophètes n’ayant donc jamais enseigné cette doctrine
que dans des temps de dissolution, sans qu’elle ait jamais pris le caractère
d’une loi, comme nous savons d’ailleurs que Moïse, qui n’écrivait
pas à une époque d’oppression et de malheur, et n’avait
d’autre soin, remarquons-le bien, que d’établir un excellent corps
de loi, comme Moïse, dis-je, tout en condamnant la vengeance et la
haine du prochain, a cependant établi cette règle : Œil
pour œil, dent pour dent, il est clair que le précepte de Jésus-Christ
et de Jérémie sur le pardon des injures et le devoir de
céder toujours aux méchants ne sont applicables qu’aux époques
d’oppression et dans un État où la justice est négligée,
et non point dans un État bien réglé. Car au contraire,
dans un État bien réglé, où la justice est
exactement maintenue, tout citoyen est obligé, pour conserver sa
réputation d’homme juste, d’exiger devant le magistrat la réparation
des torts qu’on a pu lui faire (voyez Lévitique, chap. V,
vers. 1), non point par le désir de la vengeance (voyez ibid.,
chap. XI, vers. 17, 18), mais pour que la justice et les lois de la patrie
soient défendues, et que les méchants ne jouissent pas de
l’impunité. Or tout cela est parfaitement d’accord avec la raison
naturelle. Je pourrais citer une foule d’exemples du même genre
; mais j’en ai assez dit pour éclaircir ma pensée et faire
sentir l’utilité de ma méthode, ce qui est ici mon principal
objet.
Je n’ai parlé jusqu’à ce moment que des
passages de l’Écriture qui se rapportent à la pratique de
la vie. Or l’interprétation de ces passages ne présente
aucune difficulté sérieuse, et n’a jamais suscité
aucune controverse entre les auteurs qui ont écrit sur la Bible.
Il en est tout autrement de cette partie des livres saints qui a trait
à des points de spéculation. Ici la voie devient beaucoup
plus étroite. Les prophètes, en effet, n’étant pas
d’accord entre eux sur les choses spéculatives (comme nous l’avons
démontré ci-dessus), et leurs récits étant
accommodés aux préjugés des temps divers où
chacun d’eux a vécu, il s’ensuit qu’on n’a pas le droit d’éclaircir
les points obscurs de tel et tel prophète à l’aide des passages
plus clairs d’un autre prophète, à moins qu’il ne soit parfaitement
établi qu’ils ont eu les mêmes sentiments. Comment faire
en ces rencontres pour découvrir la pensée des prophètes
au moyen de l’histoire de l’Écriture ? c’est ce que je vais expliquer
brièvement. Il faut premièrement suivre le même ordre
dont nous avons déjà parlé, et commencer par les
choses les plus générales, en s’efforçant avant tout
d’apprendre par les plus clairs endroits de l’Écriture ce que c’est
que prophétie ou révélation, et en quoi elle consiste
principalement. Il faut examiner ensuite la nature du miracle, et continuer
ainsi d’éclaircir les notions les plus générales
qui se rencontrent dans les livres saints. De là il faut descendre
aux opinions particulières de chaque prophète, et enfin
au sens de chaque révélation ou prophétie, de chaque
récit historique, de chaque miracle. De quelle précaution
il convient d’user dans cette recherche pour ne point confondre la pensée
des prophètes et des historiens avec celle du Saint-Esprit et la
vérité même de la chose, c’est ce que j’ai précédemment
rendu sensible par plusieurs exemples. C’est pourquoi je n’insisterai
pas ici sur ce point, me bornant à ajouter, touchant le sens des
révélations, que cette méthode nous fait découvrir
seulement ce que les prophètes ont vu ou entendu, et non pas ce
qu’ils ont voulu exprimer ou représenter au moyen de ces symboles.
Cela peut sans doute se deviner ; mais cela ne peut se déduire
rigoureusement des paroles de l’Écriture.
Voilà donc la vraie méthode pour interpréter
l’Écriture sainte, et il est bien établi qu’elle est la
voie la plus sûre, la voie unique qui nous fasse pénétrer
jusqu’à son véritable sens. J’avoue que si l’on avait entre
les mains, par une tradition certaine, l’explication véritable
des prophéties recueillie de la bouche même des prophètes,
et telle que les pharisiens se vantent de la posséder, ou bien
si l’on pouvait s’adresser, comme font les catholiques romains, à
un pontife qui, à les en croire, est infaillible dans l’interprétation
des livres saints, j’avoue alors que l’on posséderait une certitude
plus grande que celle que je propose ; mais comme cette prétendue
tradition est extrêmement incertaine, et l’infaillibilité
du pape fort mal appuyée, on ne peut rien fonder de bien solide
sur aucune de ces deux autorités, l’une qui a été
niée par les plus anciens d’entre les chrétiens, l’autre
que les plus anciennes sectes juives n’ont jamais reconnue. J’ajoute (pour
ne rien dire de plus) que si l’on regarde à la suite des années,
telle que les pharisiens l’ont recueillie de leurs rabbins, et par laquelle
ils font remonter leurs traditions jusqu’à Moïse, on la trouve
entièrement fausse, ainsi que nous le prouverons ailleurs. Il faut
donc tenir cette tradition pour très-suspecte. Et bien que dans
notre méthode nous soyons forcés de supposer quelque tradition
des Juifs comme incorruptible, savoir, la signification des mots de la
langue hébraïque qui nous ont été transmis par
eux, cela ne nous oblige pas d’admettre aucune autre tradition. Si en
effet il arrive souvent qu’on altère le sens d’un discours, il
ne peut en être habituellement de même pour la signification
d’un mot. Ici, en effet, on rencontrerait des difficultés insurmontables,
puisqu’il faudrait interpréter tous les auteurs qui ont écrit
dans la même langue et se sont servis du même mot dans son
sens usuel ; il faudrait, dis-je, interpréter chacun de ces auteurs
conformément à son génie et à ses sentiments
particuliers, ou bien altérer complètement sa pensée
avec une adresse et des précautions infinies. D’ailleurs le vulgaire
et les doctes n’ont qu’une même langue, au lieu que ceux-ci sont
seuls dépositaires du sens d’un discours et des livres ; ce qui
fait bien comprendre que les savants aient pu aisément altérer
ou corrompre le sens d’un livre très-rare qu’ils avaient seuls
entre les mains, tandis qu’ils n’ont jamais pu changer la signification
des mots. Ajoutez à cela que si quelqu’un voulait altérer
le sens d’un mot pour lui donner un nouveau sens, il aurait bien de la
peine à s’y astreindre chaque fois qu’il aurait besoin de ce mot,
soit en parlant, soit en écrivant. Concluons donc, par toutes ces
raisons et une foule d’autres semblables, qu’il n’est jamais venu dans
l’esprit de personne de corrompre une langue, mais qu’il a pu souvent
arriver qu’on ait altéré la pensée d’un écrivain
en changeant le texte de son discours, ou en lui donnant une fausse interprétation.
Et par conséquent, puisque notre méthode, qui consiste à
ne demander la connaissance de l’Écriture qu’à l’Écriture
elle-même, est la seule véritable méthode, toutes
les fois qu’elle ne pourra nous fournir l’explication fidèle d’un
passage des livres saints, il faudra désespérer de la trouver.
Expliquons maintenant les difficultés de cette
méthode et ce qui peut lui manquer pour nous donner une connaissance
exacte et certaine des livres sacrés. La première et la
principale difficulté, c’est qu’il faut posséder parfaitement
la langue hébraïque. Or d’où tirer cette connaissance
? Les anciens grammairiens hébreux ne nous ont rien laissé
sur les fondements de cette langue et sur sa théorie. Quant à
nous, du moins, nous n’en voyons aucun vestige ; nous n’avons ni dictionnaire,
ni grammaire, ni rhétorique hébraïques. La nation juive
a perdu toute sa gloire et tout son éclat ; et faut-il s’en étonner
après les malheurs et les persécutions qu’elle a soufferts
? À peine a-t-elle conservé quelques débris de sa
langue, quelques monuments de sa littérature ; la plupart des noms,
ceux des fruits, des oiseaux, des poissons, ont péri par l’injure
du temps ; la signification d’une foule de mots et de verbes que l’on
rencontre dans la Bible est ignorée ou livrée à la
controverse. Mais ce n’est pas tout encore : la syntaxe de cette langue
n’existe plus, et la plupart des termes et des locutions propres à
la nation hébraïque n’ont pu résister à l’action
dévorante du temps, qui les a effacés de la mémoire
des hommes. On conçoit donc qu’il ne nous sera pas toujours possible
de trouver, comme nous le voudrions, tous les sens que chaque passage
a pu recevoir des habitudes de la langue, et qu’il devra se rencontrer
beaucoup d’endroits dont le sens paraîtra fort obscur et presque
inintelligible, bien qu’ils soient composés de termes très-connus.
Ajoutez à ce défaut d’une histoire complète de la
langue hébraïque les difficultés qui naissent de la
constitution et de la nature même de cette langue. Elles sont si
grandes et les ambiguïtés reviennent si souvent qu’une méthode
capable de donner le vrai sens de tous les passages de l’Écriture
est quelque chose d’absolument impossible1.
On s’en convaincra si l’on veut remarquer qu’outre les causes d’ambiguïté
communes à toutes les langues, il en est qui sont particulières
à la langue hébraïque et d’où sortent une infinité
d’équivoques inévitables. C’est ce que je crois utile d’expliquer
ici avec l’étendue convenable.
La première cause d’ambiguïté et d’obscurité
dans les livres saints vient de ce que les lettres d’un même organe
se prennent l’une pour l’autre. Les Hébreux, en effet, divisent
toutes les lettres de l’alphabet en cinq classes qui correspondent aux
cinq parties de la bouche qui servent à la prononciation, savoir
: les lèvres, la langue, les dents, le palais et le gosier. Par
exemple : alpha, ghet, hgain, he sont appelées
gutturales, et se prennent indifféremment, à notre avis
du moins, l’une pour l’autre. Ainsi, el, qui signifie vers,
se prend souvent pour hgal, qui signifie au-dessus, et réciproquement.
Et de là vient que toutes les parties du discours sont presque
toujours ou ambiguës ou dépourvues d’un sens précis.
La seconde cause d’ambiguïté, c’est que les
conjonctions et les adverbes ont plusieurs significations. Par exemple,
vau, qui est aussi bien conjonctive que disjonctive, signifie et,
mais, pour, que, or, alors. Ki
a également sept ou huit significations, savoir : parce que,
quoique, si, quand, de même que, ce
que, combustion, etc. ; il en est de même de presque
toutes les particules.
Mais voici une troisième source d’ambiguïtés
multipliées : les verbes, en hébreu, n’ont à l’indicatif
ni présent, ni prétérit imparfait, ni plus-que-parfait,
ni futur parfait, ni les autres temps les plus usités dans les
autres langues ; à l’impératif et à l’infinitif,
ils n’ont d’autres temps que le présent ; au subjonctif enfin,
ils n’en ont point du tout. Or, bien qu’il soit aisé de réparer
ce défaut de temps et de modes selon des règles certaines
tirées des principes de la langue, et que l’élégance
même y trouve son compte, il n’en est pas moins vrai que les plus
anciens écrivains ont négligé totalement ces règles,
mettant sans distinction le futur pour le présent et pour le prétérit,
et réciproquement le prétérit pour le futur, se servant
de l’indicatif pour l’impératif et pour le subjonctif ; donnant
enfin naissance à une foule d’amphibologies.
Outre ces trois causes d’ambiguïté, j’en
dois citer deux autres qui sont encore de plus grande conséquence
: la première, c’est que l’hébreu n’a pas de voyelles ;
la seconde, c’est qu’il ne fournit aucun signe pour séparer les
phrases et prononcer les mots. Je sais bien qu’on a remplacé tout
cela dans la Bible par des points et des accents ; mais nous ne pouvons
nous y fier, sachant bien qu’ils ont été imaginés
et introduits par des hommes d’un temps postérieur, dont l’autorité
ne doit avoir aucune valeur à nos yeux. Quant aux anciens Hébreux,
il est parfaitement certain, par une foule de témoignages, qu’ils
écrivaient sans points (je veux dire sans voyelles et sans accents),
de sorte que les interprètes venus plus tard les ont ajoutés
au texte suivant la manière dont ils l’entendaient : d’où
il suit qu’il n’y faut voir autre chose que leurs sentiments particuliers,
et ne pas accorder à ces signes arbitraires plus d’autorité
qu’à une explication proprement dite. C’est faute de savoir toutes
ces circonstances que plusieurs ne peuvent comprendre pourquoi l’auteur
de l’Épître aux Hébreux est parfaitement excusable
d’avoir (au chap. XI, vers. 21) interprété le texte du chap.
XLVII, vers. 31, de la Genèse tout autrement qu’il ne faudrait
faire en suivant le texte ponctué. Je demande en effet si l’apôtre
avait à s’adresser aux ponctuistes pour entendre l’Écriture.
C’est bien plutôt ces ponctuistes eux-mêmes qu’il faut mettre
en cause ; et pour le prouver, et en même temps pour faire voir
à chacun que cette divergence dans l’interprétation provient
du défaut de voyelles, je vais exposer ici les deux sens qu’on
a donnés à cet endroit de l’Écriture. Les ponctuistes
ont entendu ainsi (par leur manière de ponctuer) : Et Israël
se pencha sur, ou (en changeant hgain en aleph, lettre
du même organe) vers le chevet de son lit. L’auteur de l’Épître
a entendu, au contraire : Et Israël se pencha sur le haut de son
bâton. Pourquoi cela ? c’est qu’il a lu mate au
lieu de mita, différence qui est tout entière dans
les voyelles. Or, maintenant, comme il ne s’agit dans le récit
de la Genèse que de la vieillesse de Jacob, et non pas de
sa maladie, dont il est parlé seulement au chapitre qui suit, il
est vraisemblable que l’écrivain a voulu dire que Jacob se pencha
sur le haut de son bâton, geste familier aux vieillards d’un âge
très-avancé, et non pas sur le chevet de son lit. Ajoutez
que cette manière d’entendre le texte a encore un autre avantage,
c’est qu’on n’est obligé de supposer aucune subalternation de lettres.
Cet exemple peut donc servir, non-seulement à montrer l’accord
de ce passage de l’Épître aux Hébreux avec
le texte de la Genèse, mais à faire voir en même
temps combien peu il faut se fier à la ponctuation et à
l’accentuation actuelles de la Bible ; d’où il résulte qu’on
doit les tenir pour suspectes, et revoir le texte tout de nouveau, si
l’on veut interpréter sans préjugé les saintes Écritures.
Je reviens à mon sujet : il est aisé de
reconnaître par la nature et la constitution de la langue hébraïque
qu’aucune méthode n’est capable d’en éclaircir toutes les
difficultés. Car il ne faut point espérer d’y réussir
par la comparaison des passages, bien que ce soit le seul moyen de reconnaître
le véritable sens de chacun d’eux, parmi une infinité de
sens divers que l’usage de la langue permet de leur donner. Mais d’abord
ce n’est guère que par hasard qu’un passage peut servir à
en éclaircir un autre, nul prophète n’ayant écrit
dans le dessein d’expliquer ses propres paroles ou celles de ses devanciers.
De plus, nous ne pouvons pas déduire la pensée d’un prophète,
d’un apôtre, etc., de celle d’un autre prophète ou d’un autre
apôtre, si ce n’est dans les choses qui regardent la pratique de
la vie ; mais dès qu’il s’agit de choses spéculatives, ou
de récits historiques et miraculeux, cela est absolument impossible.
Et il me serait aisé de montrer ici par plusieurs exemples qu’il
y a dans l’Écriture une foule de passages inexplicables ; mais
j’aime mieux ajourner présentement cette espèce de preuve,
afin de terminer ce qui me reste à dire sur les difficultés
et les défauts qui se rencontrent dans la méthode que je
propose ici pour interpréter l’Écriture. Cette méthode
nous impose la nécessité de connaître l’histoire de
la destinée de tous les livres de l’Écriture ; or cette
histoire nous est le plus souvent inconnue ; car, ou bien nous ne savons
pas du tout quels ont été les auteurs de ces livres, ou,
si l’on veut, les personnes qui les ont écrits, ou bien nous avons
au moins des doutes sur ce point. De plus, ces ouvrages dont les auteurs
nous sont inconnus, nous ignorons à quelle occasion et en quel
temps ils ont été écrits. Mais ce n’est pas tout
: nous ignorons encore quelles mains les ont recueillis, quels exemplaires
ont fourni des leçons si diverses ; nous ne savons pas enfin si
d’autres exemplaires ne renfermaient pas d’autres leçons. Or nous
avons fait voir ailleurs combien il serait important d’être instruit
de toutes ces circonstances. Mais n’en ayant dit que peu de mots, c’est
ici le moment d’en parler avec quelque étendue.
Supposons qu’on vienne à lire dans un ouvrage
des choses incroyables, ou incompréhensibles, ou écrites
en termes obscurs, que l’auteur en soit inconnu, et qu’on ignore en quel
temps et à quelle occasion il les a écrites, il est clair
qu’on chercherait en vain à s’assurer du véritable sens
de ses paroles, puisqu’il serait impossible de savoir quelle a été,
quelle a pu être l’intention qui les a dictées. Si, au contraire,
l’on est parfaitement informé sur tous ces points, on peut alors
débarrasser son esprit de tout préjugé, et déterminer
exactement ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas attribuer à l’auteur
de cet ouvrage ou à celui qui l’a inspiré ; on a une règle
entre les mains pour interpréter son livre, et n’y rien supposer
que ce qu’il contient effectivement et ce que comportent le temps et les
circonstances où il a été composé. Tout cela
ne sera certainement contesté de personne. C’est en effet la chose
du monde la plus ordinaire de lire des récits du même genre
en divers ouvrages, et d’en juger tout diversement suivant l’opinion qu’on
s’est formée des auteurs. Je me souviens d’avoir lu autrefois quelque
part qu’un certain personnage nommé Roland furieux traversait les
régions de l’air sur un monstre ailé qu’il menait à
son gré, massacrant un nombre infini d’hommes et de géants,
et mille autres récits fantastiques tout à fait inconcevables
pour la raison. Or, il y a dans Ovide une histoire toute pareille de Persée,
et dans les livres des Juges et des Rois, il est dit que
Samson, seul et sans armes, tua des milliers d’hommes, et qu’Élie
fut enlevé au ciel sur un char enflammé et traîné
par des coursiers de feu. Je dis donc que toutes ces histoires sont exactement
semblables ; et néanmoins nous en portons des jugements très-divers
; car nous disons que l’auteur de Roland furieux a écrit
pour se jouer, et qu’Ovide a eu des vues politiques ; mais le troisième
historien nous expose des choses sacrées. D’où vient cette
différence ? uniquement des opinions que nous nous sommes formées
à l’avance touchant ces trois écrivains. Il est donc certain
que, pour interpréter des ouvrages qui contiennent des choses obscures
et incompréhensibles, il est particulièrement nécessaire
d’en connaître les auteurs. Et de même aussi, par des raisons
toutes semblables, on conçoit qu’il ne serait pas possible de discerner,
parmi tant de leçons diverses qui se rencontrent dans les histoires
obscures, quelles sont les véritables, à moins de savoir
en quels exemplaires ces leçons ont été trouvées,
et s’il n’y a pas d’autres leçons données par des hommes
d’une plus grande autorité.
Une autre difficulté que rencontre notre méthode
dans l’interprétation de certains livres de l’Écriture,
c’est que nous ne les avons plus dans la même langue où ils
ont été écrits. C’est une opinion généralement
reçue que l’Évangile selon saint Matthieu et même
l’Épître aux Hébreux ont été
écrits en langue hébraïque ; or le texte primitif n’existe
plus. De même on ne sait pas bien en quelle langue a été
écrit le livre de Job. Aben Hezra soutient en ses commentaires
qu’il a été traduit d’une autre langue en hébreu,
et il en explique ainsi les obscurités. Je ne dis rien des livres
apocryphes ; car ils n’ont pas à beaucoup près la même
autorité.
Voilà toutes les difficultés qu’on a à
surmonter quand on veut interpréter l’Écriture en se fondant
sur son histoire. Elles sont si grandes que j’ose affirmer qu’il faut
savoir ignorer le véritable sens d’une foule de passages des livres
saints, si l’on ne veut se payer de vaines conjectures. Toutefois il faut
bien remarquer que ces difficultés ne se présentent que
lorsqu’il s’agit dans les prophètes de choses incompréhensibles
pour la raison, ou qui ne s’adressent qu’à l’imagination ; car
pour les choses que l’entendement peut atteindre d’une vue claire et distincte2,
et qui sont concevables par elles-mêmes, on a beau en parler obscurément,
nous les entendons toujours sans beaucoup de peine, suivant le proverbe
: À qui comprend, un mot suffit. Euclide, par exemple, qui n’a
traité dans ses livres que d’objets très-simples et parfaitement
intelligibles, se fait comprendre en toute sorte de langues par les moins
habiles ; et il n’est point du tout nécessaire, pour pénétrer
dans sa pensée et être certain du véritable sens de
ses paroles, de posséder parfaitement la langue où il a
écrit ; il suffit d’en avoir une connaissance très-ordinaire
et dont un enfant serait capable. Ce n’est pas non plus une chose nécessaire
de connaître la vie de cet auteur, ses mœurs, ses préjugés,
le temps et la langue où il a composé ses ouvrages, à
qui il les a adressés, les diverses fortunes qu’ils ont subies,
les diverses leçons qu’ils ont reçues, comment enfin et
par qui leur autorité scientifique s’est établie. Or ce
que nous disons d’Euclide se peut étendre à tous les auteurs
qui ont traité de choses concevables par elles-mêmes. D’où
je conclus qu’il n’est rien de plus aisé que de comprendre l’Écriture
au moyen de son histoire, et d’en établir le véritable sens
en tout ce qui touche les vérités morales ; car les principes
de la véritable piété, étant communs à
tous, s’expriment dans les termes les plus familiers à tous, et
il n’est rien de plus simple ni de plus facile à comprendre ; d’ailleurs,
en quoi consiste le salut et la vraie béatitude, sinon dans la
paix de l’âme ? Or l’âme ne trouve la paix que dans la claire
intelligence des choses. Il suit donc de là de la façon
la plus évidente que nous pouvons atteindre avec certitude le sens
de l’Écriture sainte en tout ce qui touche à la béatitude
et au salut. Et s’il en est ainsi, pourquoi nous mettre en peine du reste
? Comme il faut beaucoup d’intelligence et un grand effort de raison pour
pénétrer jusqu’à ces matières, c’est un signe
assuré qu’elles sont plus faites pour satisfaire la curiosité
que pour procurer une utilité véritable.
J’ai exposé, dans ce qui précède,
la vraie méthode pour interpréter l’Écriture, et
il me semble que ma pensée doit paraître suffisamment éclaircie.
Aussi je ne doute pas que chacun ne s’aperçoive que cette méthode
ne demande aucune autre lumière que celle de la raison naturelle,
dont la fonction et la puissance consistent surtout, comme on sait, à
conduire l’esprit par des conséquences légitimes de ce qui
est connu ou donné comme tel à ce qui est obscur et inconnu.
Or notre méthode ne requiert point d’autre procédé
que celui-là, et si elle n’est pas capable, comme nous le reconnaissons
nous-mêmes, de surmonter toutes les difficultés qui se rencontrent
dans l’interprétation des livres saints, ce n’est point à
elle qu’il faut reprocher cette insuffisance ; la difficulté tient
à ce que les hommes n’ont pas toujours suivi la voie droite et
légitime ; et cette voie, ainsi abandonnée de tous, est
devenue avec le temps si difficile et si obstruée qu’il est presque
impossible de s’y frayer un passage. C’est ce dont on peut s’assurer,
je crois, en considérant la nature des difficultés qui ont
été signalées tout à l’heure.
Il ne nous reste plus qu’à examiner les opinions
de ceux qui combattent la nôtre. La première qui se présente
consiste à prétendre que l’interprétation de l’Écriture
surpasse la portée de la raison naturelle, et qu’une lumière
surnaturelle est absolument nécessaire pour comprendre les livres
saints. Qu’entendent-ils par cette lumière surnaturelle ? c’est
un point dont je leur laisse l’explication. Quant à moi, je n’y
vois autre chose que cet aveu, déguisé il est vrai sous
des termes obscurs, qu’ils ont les mêmes doutes que nous sur un
grand nombre de passages de l’Écriture. Que l’on examine en effet
d’un œil attentif les explications qu’ils nous donnent ; bien loin d’y
trouver un caractère surnaturel, on n’y verra que de simples conjectures.
Et si on compare ces conjectures avec l’interprétation de ceux
qui avouent ingénument qu’ils ne sont éclairés d’aucune
lumière surnaturelle, on se convaincra que tout est parfaitement
égal de part et d’autre, et qu’il n’y a des deux cotés rien
autre chose que des explications humaines, trouvées avec effort
après de longues méditations. Nos adversaires soutiennent,
il est vrai, que la lumière naturelle est trop faible pour pénétrer
jusqu’à l’Écriture sainte ; mais n’avons-nous pas déjà
démontré que la difficulté d’entendre les livres
saints ne provient pas de la faiblesse de la raison, mais de la paresse
(pour ne pas dire de la malice) de ceux qui ont négligé
de nous transmettre, quand la chose était possible et facile, une
histoire fidèle de l’Écriture ? De plus, la lumière
surnaturelle dont on nous parle est, au sentiment de tout le monde, un
don divin qui n’est accordé qu’aux fidèles. Or ce n’est
pas aux seuls fidèles que les prophètes étaient habitués
à s’adresser, mais plus particulièrement aux infidèles
et aux méchants, qui à ce compte eussent été
incapables de comprendre les paroles des apôtres et des prophètes.
Il semblerait donc que ces envoyés divins avaient mission de prêcher
seulement aux enfants, et non pas à des hommes doués de
raison. Je demande aussi à quoi il aurait servi que Moïse
établît des lois, si les fidèles seuls, qui n’ont
besoin d’aucune loi, eussent été capables de les entendre.
Il paraît donc bien certain que ceux qui, pour entendre les prophètes
et les apôtres, cherchent une lumière surnaturelle ne sont
pas suffisamment éclairés de la naturelle ; tant s’en faut
qu’ils aient reçu des dons supérieurs et divins.
Maïmonide a adopté des sentiments bien différents.
Il a cru qu’il n’y a point de passage dans l’Écriture qui n’admette
plusieurs sens divers et même contraires, et qu’il est impossible
d’être assuré du véritable, si l’on n’a la preuve
que l’interprétation qu’on propose ne contient rien qui ne soit
d’accord avec la raison. Car s’il se trouve que le sens littéral,
quoique parfaitement clair en soi, choque la raison, il est d’avis qu’on
le doit abandonner pour en chercher un autre ; c’est ce qu’il explique
très-expressément au chap. XXV, part. 2, du livre More
Nebuchim : " Sachez bien, dit-il, que si nous
ne voulons pas admettre l’éternité du monde, ce n’est point
à cause des passages de l’Écriture où il est dit
que le monde a été créé ; car il y a tout
autant de passages où Dieu nous est représenté comme
corporel. Or, de même que nous avons expliqué ces endroits
de l’Écriture de façon à éloigner de la nature
de Dieu toute matérialité, nous aurions également
trouvé moyen d’interpréter les passages sur la création
dans un sens favorable à l’éternité du monde ; et
la chose même eût été pour nous plus facile
et plus commode ; mais ce qui nous a empêché d’en user de
la sorte et d’admettre que le monde est éternel, ce sont les deux
raisons que voici : 1° il résulte des plus claires démonstrations
que Dieu n’est pas un être corporel, et par conséquent il
est nécessaire d’approprier à cette vérité
tous les endroits de l’Écriture qui y sont littéralement
contraires, puisqu’il est de toute certitude que l’interprétation
littérale n’est pas véritable. Mais l’éternité
du monde n’est établie par aucune démonstration ; d’où
il résulte qu’il n’y a aucune nécessité de faire
violence au texte de l’Écriture pour la mettre d’accord avec une
opinion tout au plus vraisemblable, puisqu’il y a même quelque raison
d’incliner vers l’opinion contraire. 2° Ma seconde raison c’est que le
principe de l’immatérialité de Dieu n’a rien de contraire
à l’esprit de la loi, etc. ; au lieu que l’éternité
du monde, admise au sens d’Aristote, détruit la loi par son fondement,
etc. " Telles sont les propres paroles de Maimonide, et il est
aisé de s’assurer que nous avons fidèlement rapporté
sa doctrine ; car si cet auteur eût admis par la raison que le monde
est éternel, il n’eût pas hésité à presser
et à violenter le texte de l’Écriture pour en tirer la confirmation
de ce principe. Il eût même été immédiatement
convaincu, en dépit de l’Écriture et contre ses déclarations
les plus claires, qu’elle enseigne expressément l’éternité
du monde. Il suit de là que, dans l’opinion de Maimonide, on ne
peut être certain du véritable sens d’un passage de l’Écriture,
si clair qu’il soit d’ailleurs, tant qu’on est en doute sur la vérité
de la doctrine qu’il exprime. Car pendant que ce doute subsiste, on ignore
encore si le sens littéral de l’Écriture est d’accord ou
non avec la raison, et par conséquent s’il est ou non le véritable.
Certes si Maimonide disait vrai, j’avouerais franchement que pour interpréter
l’histoire il faut une autre lumière que celle de la raison naturelle.
Car n’y ayant presque rien dans la Bible qui se puisse déduire
de principes rationnels, il est clair que la raison ne peut nous être
d’aucune utilité en ces rencontres pour entendre les livres saints,
et dès lors une lumière plus haute serait absolument nécessaire.
Une autre conséquence de l’opinion de Maimonide, c’est que le vulgaire,
qui ne sait ce que c’est qu’une démonstration ou n’a pas le temps
de s’y appliquer, ne pourrait connaître l’Écriture sainte
que sur l’autorité et le témoignage des philosophes ; et,
à ce compte, il faudrait les supposer infaillibles. Voici donc
une autorité fort nouvelle dans l’Église, une nouvelle espèce
de prêtres et de pontifes ; et certes elle inspirerait au vulgaire
moins de vénération que de mépris. On dira que notre
méthode exige, elle aussi, une connaissance que le vulgaire ne
peut acquérir, celle de l’hébreu ; mais cette objection
ne nous atteint réellement pas. Car la masse des Juifs et des gentils,
à qui s’adressaient autrefois dans leurs prédications et
dans leurs écrits les prophètes et les apôtres, entendait
parfaitement leur langage, et partant pouvait entendre leur pensée,
au lieu qu’elle était incapable de saisir la raison des choses
qu’on lui enseignait, ce qui était pourtant, suivant Maimonide,
une condition nécessaire pour les comprendre. Ce n’est donc pas
une suite nécessaire de notre méthode d’obliger le peuple
à se soumettre au témoignage des interprètes de l’Écriture,
puisque nous citons un peuple qui entendait la langue des prophètes
et des apôtres ; et nous pouvons mettre Maimonide au défi
d’en indiquer un qui soit capable de comprendre la raison des choses.
Quant au peuple d’aujourd’hui, nous avons déjà fait voir
qu’il lui est facile d’entendre en chaque langue toutes les choses nécessaires
au salut, sans avoir besoin d’en connaître la raison ; elles ont
en effet un caractère si général et un rapport si
étroit à la vie commune qu’elles se font concevoir par elles-mêmes
et indépendamment du témoignage des interprètes.
Il en est tout autrement, je l’avoue, des passages des livres saints qui
ne regardent pas le salut ; mais ici le peuple et les doctes partagent
la même fortune.
Je reviens au sentiment de Maimonide, afin de l’examiner
de plus près. Il suppose, en premier lieu, que les prophètes
sont d’accord entre eux sur toutes choses, et que ce sont même de
grands philosophes et de grands théologiens, puisque leurs opinions,
suivant lui, sont toujours fondées sur la vérité
des choses ; or, nous avons prouvé le contraire au chapitre II.
Il suppose, en second lieu, que l’Écriture ne fournit point à
qui veut l’interpréter les lumières nécessaires,
par la raison qu’elle ne démontre rien, ne donne jamais de définitions,
ne remonte pas enfin aux premières causes, d’où il suit
que ce n’est point en elle qu’il faut chercher la vérité
des choses, et en conséquence que ce n’est point elle qui peut
nous éclairer sur son propre sens. Mais cette seconde prétention
est aussi fausse que la première, et nous avons également
montré dans notre deuxième chapitre, tant par la raison
que par des exemples, que le sens de l’Écriture ne doit être
cherché que dans l’Écriture elle-même, lors même
qu’elle ne parle que de choses accessibles à la lumière
naturelle. Maimonide suppose enfin qu’il nous est permis d’interpréter
l’Écriture selon nos préjugés, de la torturer à
notre gré, d’en rejeter le sens littéral, quoique très-clair
et très-explicite, pour y substituer un autre sens. Mais outre
que cette licence est tout ce qu’il y a de plus contraire aux principes
que nous avons établis dans le chapitre déjà cité
et dans les suivants, qui ne voit qu’elle est excessive et téméraire
au plus haut degré ? Accordons-lui du reste cette extrême
liberté ; de quoi lui servira-t-elle ? de rien assurément
; car il sera toujours impossible d’expliquer et d’interpréter
par sa méthode les passages obscurs et incompréhensibles
qui composent la plus grande partie de l’Écriture, au lieu qu’il
n’y a rien au monde de plus facile, en suivant notre méthode, que
d’éclaircir beaucoup de ces obscurités et d’aboutir sûrement
à d’exactes conséquences, ainsi que nous l’avons déjà
prouvé et par la raison et par le fait. Quant aux passages qui
par eux-mêmes sont intelligibles, on en connaît assez le sens
par la construction du discours. Je conclus de là que la méthode
de Maimonide est absolument inutile. Ajoutez qu’elle ôte au peuple
toute la certitude qu’il peut tirer d’une lecture faite avec sincérité,
et à tout le monde la faculté d’entendre l’Écriture
par une méthode toute différente. Il faut donc absolument
rejeter la méthode de Maimonide comme inutile, dangereuse et absurde.
Si on nous propose maintenant la tradition des pharisiens
ou l’autorité des pontifes de Rome, nous dirons que la première
n’est pas d’accord avec elle-même ; et quant à la seconde,
elle ne s’appuie pas sur des témoignages assez authentiques, et
nous n’avons pas d’autre motif pour la rejeter. Car si l’Écriture
nous montrait l’autorité de ces pontifes aussi clairement qu’elle
fait celle des pontifes de l’ancienne loi, peu nous importerait qu’il
y ait eu des papes hérétiques et impies, puisqu’il s’en
est également rencontré parmi les Hébreux qui ne
valaient pas davantage, et qui se sont emparés du pontificat par
des moyens illégitimes, ce qui ne les a pas empêchés
d’exercer le pouvoir suprême d’interpréter la loi. On peut
en voir la preuve dans l’Exode, chap. XVII, vers. 11 et 12 ; chap.
XXXIII, vers. 10 ; et dans Malachie, chap. II, vers. 8. Or, comme
nous ne rencontrons dans l’Écriture aucun témoignage semblable
en faveur des pontifes romains, leur autorité demeure à
nos yeux fort suspecte. On dira peut-être que la religion catholique
n’a pas moins besoin d’un pontife que l’ancienne loi ; mais ce n’est là
qu’une illusion ; car il faut remarquer que la loi de Moïse étant
pour les Hébreux le droit public de la patrie, elle ne pouvait
subsister sans une autorité publique ; car s’il était permis
à chaque citoyen d’interpréter à son gré les
droits des autres citoyens, il n’y a point d’État qui fût
capable de se maintenir. Le droit public ne serait plus que le droit particulier,
et l’ordre social s’écroulerait incontinent. Mais il en va tout
autrement en matière de religion : car comme elle consiste moins
dans les œuvres extérieures que dans la simplicité et la
pureté de l’âme, elle n’a besoin d’être protégée
par aucune autorité publique. Ce n’est point en effet l’empire
des lois, ce n’est point la force publique, qui donnent aux cœurs cette
droiture et cette pureté ; et personne ne peut être contraint
par la force à suivre les voies de la béatitude. Des conseils
fraternels et pieux, une bonne éducation, et avant tout la libre
possession de ses jugements, voilà les seuls moyens d’y conduire.
Ainsi donc, puisque chacun a pleinement le droit de penser avec liberté,
même en matière de religion, et qu’on ne peut concevoir que
personne renonce à l’exercice de ce droit, il s’ensuit que chacun
dispose d’une autorité souveraine et d’un droit absolu pour prendre
parti sur les choses religieuses, et par conséquent pour les expliquer
lui-même et en être l’interprète. Car de même
que le droit d’interpréter les lois et la décision souveraine
des affaires publiques n’appartiennent au magistrat que parce qu’elles
sont du droit public, de même chaque particulier a une autorité
absolue pour décider de la religion et pour l’expliquer, parce
qu’elle est du droit particulier. Il s’en faut donc beaucoup qu’on puisse
inférer de l’autorité qu’exerçaient jadis les pontifes
hébreux dans l’interprétation des lois du pays, que le pontife
romain ait le même droit pour interpréter la religion ; tout
au contraire, on est mieux fondé à en conclure que chacun
a ce droit pour ce qui le concerne, et nous tirons de là une preuve
nouvelle de l’excellence de notre méthode. Car puisque chacun a
le droit d’interpréter l’Écriture, il en résulte
que la seule règle dont il faille se servir, c’est la lumière
naturelle commune à tous les hommes, et par suite que toute lumière
surnaturelle, toute autorité étrangère, n’y sont
nullement nécessaires. Il ne faut point en effet que l’interprétation
des livres saints soit si difficile qu’elle ne puisse être pratiquée
que par de très-subtils philosophes ; il faut au contraire qu’elle
soit proportionnée à la portée commune et à
l’ordinaire capacité des esprits ; or c’est là justement
le caractère de notre méthode, puisque nous avons montré
que ce n’est point à elle qu’il faut s’en prendre de toutes les
difficultés qui se rencontrent dans l’explication des livres saints,
mais à la négligence des hommes.
_______________
1. Voyez les Notes marginales de Spinoza, note
8.
2. Voyez les Notes de Spinoza, note
9.
Texte de Spinoza traduit par E. Saisset,
numérisé par Serge Schoeffert
revu par H. Diaz.
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