Court traité/Première partie/chapitre VI

De Spinoza et Nous.
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Baruch Spinoza

Première partie, chapitre VI

De la prédestination divine




(1) La troisième propriété de Dieu est la prédestination divine.
Il a été démontré antérieurement :
1° Que Dieu ne peut omettre de faire ce qu’il fait, c'est-à-dire que toutes choses ont été créées aussi parfaites qu'elles puissent être ;
2° Qu'aucune chose ne peut exister, ni être conçue sans lui.

(2) Maintenant nous avons à nous demander s'il y a en Dieu des choses contingentes, c'est-à-dire qui puissent être ou n'être pas, et en second lieu s'il y a quelque chose dont nous ne puissions demander pour quelle raison elle est.
Voici comment nous démontrons qu'il n'y a pas de choses contingentes :
Tout ce qui n'a pas une cause d'existence est impossible. Or tout ce qui est contingent est ce qui n'a pas en soi de cause d'existence. Donc... –
La majeure précédente est hors de doute : la mineure se démontre ainsi : si un contingent a une cause certaine et déterminée d'existence, il est nécessaire qu'il soit. Mais qu'une chose soit à la fois contingente et nécessaire, c'est ce qui répugne. Donc... –

(3) Quelqu'un dira peut-être que le contingent n'a pas une cause certaine et déterminée, mais seulement contingente. A quoi je réponds : s'il en était ainsi, il faudrait entendre ce principe soit dans le sens divisé (sensu diviso), soit dans le sens composé (sensu composito) : dans le premier sens, ce serait dire que l'existence de telle cause est contingente, mais non pas en tant qu'elle est cause ; dans le second sens, au contraire, elle serait contingente, non pas en soi, mais en tant que cause. Or l'une et l'autre de ces hypothèses sont fausses. Pour la première, en effet, si le contingent n’est tel que parce que l'existence de sa cause est contingente, il s'ensuivra que cette cause elle-même ne sera contingente que parce qu'elle aura à son tour une cause contingente, et cela à l'infini. Et comme on a vu que tout dépend d’une cause unique, cette cause elle-même devrait être contingente, ce qui est manifestement faux. Quant à la seconde hypothèse, si cette cause, en tant que cause, n'était pas déterminée à produire ou à omettre une chose plutôt qu'une autre, il serait impossible qu'elle produisit ou omît cette chose : ce qui répugne.

(4) Quant à la seconde question : existe-t-il quelque chose dans la nature dont on ne puisse demander pourquoi il est, cela revient à dire que nous devons chercher par quelle cause quelque chose existe ; car, sans cette cause, la chose elle-même n'existerait pas.
Or cette cause doit être cherchée soit dans la chose, soit hors d'elle. Si on nous demande une règle pour faire cette recherche, nous dirons qu'il n'en est besoin d'aucune ; car, si l'existence appartient à la nature de la chose, il est certain que nous n'avons pas à en chercher la cause hors d'elle ; et s'il n'en est pas ainsi, c'est au contraire en dehors d'elle que la cause doit être cherchée. Or, comme le premier ne se trouve qu’en Dieu, il s'ensuit, comme nous l'avons déjà montré, que Dieu est la première cause de toutes choses.

(5) Il suit de là que même telle ou telle volition de l'homme (car l'existence de la volonté n'appartient pas à son essence) veut une cause externe, par laquelle elle est nécessairement causée, ce qui d'ailleurs résulte évidemment de tout ce que nous venons de dire dans ce chapitre, et deviendra plus évident encore quand nous traiterons dans notre seconde partie de la liberté humaine.

(6) D'autres philosophes nous objectent : Comment peut-il se faire que Dieu, cause unique et souverain parfait, ordonnateur et pourvoyeur de toutes choses, ait permis dans la nature le désordre qui y règne ? pourquoi n'a-t-il pas créé l'homme incapable de pécher ?

(7) Pour ce qui est du désordre de la nature, on ne peut l’affirmer avec certitude, car nous ne connaissons pas assez les causes de toutes choses pour pouvoir en juger. Cette objection vient de cette ignorance qui consiste à poser des idées universelles, auxquelles certains philosophes pensent que les choses particulières doivent se conformer pour être parfaites. Ils placent ces idées dans l'entendement divin : c'est pourquoi beaucoup de sectateurs de Platon ont dit que ces idées universelles, par exemple celle de l’animal raisonnable, ont été créées par Dieu. Et quoique les aristotéliciens disent que de telles idées n'existent pas, et ne sont que des êtres de raison, cependant eux-mêmes semblent souvent les considérer comme des choses réelles, puisqu’ils disent expressément que la Providence n'a pas égard aux individus, mais seulement aux genres ; que, par exemple, Dieu n'a jamais appliqué sa providence à Bucéphale, mais au genre cheval en général. Ils disent encore que Dieu n’a pas la science des choses particulières et périssables, mais seulement des choses générales, qui, dans leur opinion, sont immuables : ce qui atteste leur ignorance ; car ce sont précisément les choses particulières qui ont une cause, et non les générales, puisque celles-ci ne sont rien. Donc, Dieu n'est cause et providence que des choses particulières ; et ces choses particulières ne pourraient se conformer à une autre nature sans cesser par là même de se conformer à la leur propre ; et par conséquent elles ne seraient pas ce qu’elles sont. Par exemple, si Dieu eût créé tous les hommes tels qu'Adam avant le péché, il n'eût créé qu'Adam et non pas Pierre et Paul ; tandis qu'au contraire en Dieu la vraie perfection consiste à donner à toutes choses depuis les plus petites jusqu'aux plus grandes, leur essence, ou, pour mieux dire, à posséder en lui toutes choses d’une manière parfaite.

(8) Quant à l’autre point, à savoir pourquoi Dieu n'a pas créé des hommes tels qu’ils ne pussent pécher, je réponds que tout ce qui est dit du péché ne l’est qu'au point de vue de notre raison ; comme lorsque nous comparons deux choses entre elles, ou une même chose à deux points de vue différents : par exemple, si quelqu’un fait une horloge apte à sonner et à indiquer les heures, et que l'ouvrage soit bien d'accord avec la fin que s'est proposée l’auteur, on appelle une telle œuvre bonne ; sinon nous l'appelons mauvaise, quoiqu'elle puisse être bonne même alors, si le but de l’auteur eût été de la rendre détraquée et sonnant hors de propos.

(9) Nous concluons donc que Pierre doit convenir nécessairement avec l’idée de Pierre, et non avec l'idée de l'homme, et que le bien ou le péché ne sont que des modes de la. pensée et non pas des choses quelconques, ayant une existence réelle, comme nous le démontrerons peut-être plus amplement encore dans les chapitres suivants, car toutes les choses et les œuvres de la nature sont parfaites.


Première partie
I : Que Dieu existe - II : Qu'est-ce que Dieu ? - III : Dieu cause universelle - IV : De l'action nécessaire de Dieu - V : De la providence de Dieu - VI : De la prédestination divine - VII : Des propriétés qui n'appartiennent pas à Dieu - VIII : De la nature naturante - IX : De la nature naturée - X : Du bien et du mal

Deuxième partie
Préface - I : De l'opinion, de la foi et de la connaissance - II : Ce que c'est que l'opinion, la foi et la vraie science - III : De l'origine des passions dans l'opinion - IV : Des effets de la croyance, et du bien et du mal de l'homme - V : De l'amour - VI : De la haine - VII : Du désir et de la joie - VIII : De l'estime et du mépris - IX : De l'espérance et de la crainte - De la sécurité et du désespoir - De l'intrépidité, de l'audace et de l'émulation - De la consternation et de la pusillanimité et enfin de l'envie - X : Du remords et du repentir - XI : De la raillerie et de la plaisanterie - XII : De l'honneur, de la honte, de la pudeur et de l'impudence - XIII : De la faveur (bienveillance), de la gratitude et de l'ingratitude - XIV : Du regret - XV : Du vrai et du faux - XVI : De la volonté - XVII : De la différence entre la volonté et le désir - XVIII : De l'utilité de la doctrine précédente - XIX : De notre béatitude - XX : confirmation du précédent - XXI : De la raison - XXII : De la vraie connaissance, de la régénération, etc. - XXIII : De l'immortalité de l'âme - XXIV : De l'amour de Dieu pour l'homme - XXV : Des démons - XXVI : De la vraie liberté -

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