Court traité/Deuxième partie/chapitre XIX

De Spinoza et Nous.
Aller à : Navigation, rechercher



Baruch Spinoza

Deuxième partie, chapitre XIX :

De notre béatitude



(1) Après avoir montré les divers avantages de la vraie foi, nous nous efforcerons de satisfaire à nos promesses : à savoir de rechercher si la connaissance que nous avons acquise du bien et du mal, du vrai et de faux, et de ce qui en résulte, si, dis-je, cette connaissance peut nous conduire au salut, ou à l’amour de Dieu, dans lequel consiste, comme nous l'avons remarqué, tout notre bonheur, et aussi comment nous pouvons nous affranchir des passions que nous avons appelées mauvaises.

(2) Pour parler d'abord de ce dernier point, à savoir la délivrance des passions[1], je dis que si elles n'ont pas d'autres causes que celles que nous avons indiquées, nous n'avons qu'à faire un bon usage de notre entendement (ce qui nous est facile, ayant une mesure du vrai et du faux), pour être assurés de ne pas nous laisser égarer par elles.

(3) Que ces passions n'aient pas d’autres causes que celles que nous avons dites, c'est ce que nous avons d'abord à démontrer ; et ici il me parait nécessaire de nous étudier tout entiers, tant pour ce qui concerne le corps que pour ce qui concerne l'âme, et de montrer qu'il y a dans la nature un corps dont la constitution et les actions nous affectent et dont nous avons conscience ; et nous procèderons ainsi, parce que, aussitôt que nous aurons vu les actions du corps et ce qui en résulte, nous connaîtrons la première et principale cause de toutes les passions, et par conséquent le moyen de les détruire : d'où nous verrons en même temps si cela est possible par la raison ; enfin nous traiterons avec plus de développement de l'amour de Dieu.

(4) Il ne nous sera pas difficile de démontrer qu'il y a un corps dans la nature, sachant que Dieu est, et ce qu'il est. Nous avons défini Dieu un être qui a des attributs en nombre infini, chacun de ces attributs étant lui-même parfait et infini ; et, comme l'étendue est un attribut que nous avons démontré être infini en son genre, elle est nécessairement un attribut de cet être infini, et puisque cet être infini existe substantiellement, il s’ensuit que l'étendue existe aussi substantiellement.

(5) En outre, nous avons montré qu'il n'y a et qu’il ne peut y avoir aucun être en dehors de la nature qui est infinie ; il est donc évident que les actions du corps, par lequel nous percevons, ne peuvent venir d'autre chose que de l'étendue elle-même, et non pas, comme le pensent quelques-uns, de quelque être qui possèderait l'étendue éminemment, puisqu’il n'y a rien de semblable, comme nous l'avons fait voir au premier chapitre.

(6) Nous avons donc maintenant à remarquer que tous les effets que nous voyons dépendre nécessairement de l'étendue doivent être attribués à cette propriété, comme le mouvement et le repos. En effet, si le pouvoir qui produit cet effet n'était pas dans la nature (quoiqu’il pût y avoir en elle beaucoup d'autres propriétés), ces effets ne pourraient pas être, car, pour qu'une chose quelconque produise un certain effet, il faut qu’il y ait en elle quelque chose par quoi c'est elle plutôt qu'une autre qui doive produire cet effet. Et ce que nous disons de l’étendue, nous le disons de la pensée, et en général de tout ce qui est.

(7) Remarquons en outre qu’il ne se passe rien en nous dont nous ne puissions avoir conscience : d’où il suit que si nous ne trouvons rien autre chose en nous-mêmes que les effets de la chose pensante et de la chose étendue, nous pouvons dire avec confiance qu’il n'y a rien de plus en nous.

Maintenant, pour comprendre clairement les effets de ces deux puissances, nous commencerons par les examiner séparément et ensuite toutes deux ensemble, de même que les effets de l'une et de l'autre.

(8) Si donc nous considérons l'étendue toute seule, nous n'y trouverons rien autre chose que le mouvement et le repos, et tous les effets qui en dérivent ; et ces deux modes[2] sont tels, qu'ils ne peuvent être modifiés que par eux-mêmes. Par exemple, lorsqu'une pierre gît immobile, il est impossible que, par la pensée seule ou tout autre attribut, elle puisse être déplacée ; elle ne le peut être que par le mouvement, c'est-à-dire, si une pierre animée d'un mouvement plus grand que son repos la fait mouvoir ; et de même une pierre en mouvement ne peut s'arrêter que si elle rencontre quelque autre chose ayant un mouvement moindre. D'où il suit qu'aucun mode de pensée ne peut produire dans le corps le repos ou le mouvement.

(9) Cependant, d'après ce que nous savons par notre propre expérience, il peut arriver que le corps, qui a déjà une direction dans un sens, en prenne une autre dans un autre sens : comme, par exemple, lorsque je tends mon bras, je fais en sorte que les esprits, qui avaient leur mouvement propre, en changent pour se diriger de ce côté, ce qui, à la vérité, n'arrive pas toujours, mais dépend de la disposition des esprits.

La cause de ce que nous disons est que l'esprit, qui est l'idée du corps, est tellement uni avec lui, qu'il ne forme avec lui qu'un tout naturel.

(10) Quant aux effets de l'autre attribut, c'est-à-dire de la pensée, le principal est la représentation des choses ; et en raison de la manière dont nous percevons, nous éprouvons de la haine et de l’amour, effets qui n'enveloppant en aucune façon l'étendue, ne peuvent pas être attribués à l'étendue mais seulement à la pensée. Ainsi la cause de tous les changements qui se produisent dans ces phénomènes ne doit être cherchée que dans la pensée, et non dans l’étendue : comme nous le voyons dans l'amour, dont la production ou la destruction résulte d'une idée, ce qui a lieu (comme nous l'avons déjà dit) lorsque nous apercevons quelque bien dans l'objet aimé ou quelque mal dans l'objet odieux.

(11) Si maintenant ces deux propriétés agissent l'une sur l'autre, l'une éprouve alors quelque passion de la part de l'autre : par exemple, dans l'étendue, la détermination du mouvement, que nous avons le pouvoir de modifier dans la direction que nous voulons. Cette action, par laquelle une des propriétés pâtit de la part de l'autre se produit de la manière suivante, comme nous avons déjà dit : c'est que l’âme peut faire que les esprits qui seraient mus dans un sens soient mus dans un autre sens ; mais, comme les esprits sont mus de leur côté par le corps et peuvent être déjà déterminés dans leur direction, il arrivera donc qu'ayant ainsi une certaine direction en vertu des lois du corps, et en recevant une autre de l'âme, il se produira en nous des combats, dont nous avons conscience sans avoir conscience de leurs causes, quoique ces causses puissent nous être bien connues d'une autre manière.

(12) D'un autre côté, l'âme peut être empêchée dans la puissance qu'elle a de mouvoir les esprits, soit parce que ce mouvement des esprits est trop faible, soit au contraire parce qu'il est trop fort : par exemple, les esprits sont diminués lorsque nous avons pris trop peu de nourriture ou que, par une course excessive, les esprits ont donné au corps un mouvement excessif et se sont par là dissipés et affaiblis. Ils sont trop augmentés lorsque, par le vin ou toute autre boisson un peu forte, on devient trop gai ou même ivre, et que notre âme n’a plus la puissance de diriger notre corps.

(13) Voilà pour l'action de l'âme sur le corps. Considérons maintenant l'action du corps sur l'âme. Cette action consiste surtout en ce que c’est le corps qui met l'âme en état de le percevoir lui-même, et par là aussi les autres corps : ce qui est produit uniquement par le mouvement et le repos, car ce sont pour le corps les seuls modes d'action.

(14) D’où il suit que, en dehors de cette perception, il ne se produit rien dans les âmes qui puisse être causé par le corps. Maintenant, puisque la seule chose que l'âme apprenne à connaître, c'est le corps, il s’ensuit que l'âme l'aime tout d'abord et est unie avec lui. Mais nous avons vu que la cause de l'amour, de la haine et de la tristesse ne doit pas être cherchée dans le corps, mais dans l'âme, puisque toutes les actions des corps peuvent se ramener au repos et au mouvement ; et nous voyons aussi clairement et distinctement que l'amour d'un objet n'est détruit que par la représentation de quelque chose de meilleur : il s'ensuit évidemment que lorsque nous commençons à connaître Dieu, au moins aussi d'une connaissance aussi claire que celle de notre corps, nous nous unissons alors à lui plus étroitement qu’avec le corps ; et alors seulement nous sommes affranchis du corps. Je dis plus étroitement, car nous avons déjà démontré antérieurement que sans Dieu nous ne pouvons ni exister ni être conçus, et cela vient de ce que nous ne le connaissons et ne pouvons le connaître que par lui-même, et par conséquent beaucoup mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, puisque nous ne pouvons nous connaître sans lui.

(15) De ce que nous avons dit jusqu’ici, il est facile de déduire quelles sont les principales causes de nos passions. Le corps et ses actes, repos et mouvement, ne peuvent apporter aucune modification à l'âme, si ce n'est se présenter à elle comme objets ; et selon les représentations qu'ils nous procurent, soit du bien, soit du mal[3], l'âme est différemment affectée ; mais ce n'est pas le corps en tant que corps qui produit cet effet (car alors il serait la principale cause des passions) ; c'est le corps en tant qu'objet, comme seraient toutes choses autres qui produiraient un effet semblable, si elles se présentaient de la même manière à l'âme.

(16) Par où je ne veux pas dire que l'amour, la haine et la tristesse qui naissent de la considération des choses immatérielles produisent les mêmes effets que l’amour, la haine ou la tristesse qui naissent de la considération des choses corporelles ; car celles-là, comme nous l'avons dit déjà, auront des effets tout différents, en raison de la nature de l'objet dont la perception les fait naître dans l'âme lorsqu’elle les considère.

(17) Ainsi, pour en revenir à ce qui précède, si une chose supérieure au corps se présente à l’âme, il est certain que le corps n'aura plus alors la puissance de produire les mêmes effets qu’il produit actuellement. D'où il suit que non-seulement le corps n'est pas la principale cause des passions, mais encore que si quelque autre chose pouvait produire en nous les passions dont nous parlons, cet autre objet ne pourrait cependant agir sur l’âme autrement et plus que ne fait le corps. Car ce ne pourrait être qu'un objet qui serait complètement distinct de l'âme, et duquel par conséquent nous n'aurions pas autre chose à dire que ce que nous avons dit du corps.

(18) Nous pouvons donc conclure avec vérité que l'amour, la haine et la tristesse et les autres passions sont causées dans l'âme tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, et selon la forme de la connaissance qu’elle se fait des choses ; et en conséquence, lorsqu'elle arrive à. connaître l’être le plus excellent, il sera impossible alors que l'une de ces passions puisse produire sur elle la moindre impression.


Notes

  1. Toutes les passions qui combattent contre la droite raison (comme nous l'avons démontré précédemment) naissent de l'opinion ; et tout ce qu'il y a de bon ou de mauvais dans les passions, nous est montré par la vraie foi. Mais ni l'une ni l'autre, ni l'une et l'autre ensemble, ne sont capables de nous affranchir. C’est seulement le troisième degré de connaissance, à savoir la vraie connaissance, qui peut nous rendre libre, et sans elle il nous est impossible de le devenir, comme nous le montrerons dans la suite. N'est-ce pas d’ailleurs le même principe que d'autres ont signalé en se servant d'autres expressions ? Qui ne voit en effet que l’on peut entendre par opinion ce que l'on appelle le péché, par la foi ce que l'on appelle la loi qui fait connaître le péché, par vraie connaissance la grâce qui nous délivre du pêché ?
  2. Je dis deux modes, parce que le repos lui-même n'est pas un rien.
  3. Mais d'où vient, dira-t-on, que nous connaissons tel objet comme bon, tel autre comme mauvais ? Réponse : comme ce sont les objets qui font que nous les percevons, nous sommes affectés par l'un autrement que par l'autre. Ceux-là donc par lesquels nous sommes affectés de la manière la plus mesurée possible (en raison de la proportion de repos et de mouvement qui les constitue), ceux-là nous sont les plus agréables, et, dans la mesure où ils s'éloignent de cette proportion, moins agréables. De là naissent en nous toute espèce de sentiments, dont nous avons conscience, et qui fréquemment sont produits en nous par des objets corporels qui agissent sur notre corps et que nous appelons impulsions, comme par exemple si nous faisons rire quelqu’un qui est dans la tristesse, en le chatouillant ou en le faisant boire du vin, ce dont l'âme a conscience, sans en être cause : car, lorsqu'elle agit elle-même, le genre de gaieté qu’elle produit est d'une toute autre nature, car alors ce n'est pas le corps qui agit sur le corps, mais c'est l'âme raisonnable qui se sert du corps comme d’un instrument ; et ainsi plus l'âme agit, plus le sentiment est parfait.


Première partie
I : Que Dieu existe - II : Qu'est-ce que Dieu ? - III : Dieu cause universelle - IV : De l'action nécessaire de Dieu - V : De la providence de Dieu - VI : De la prédestination divine - VII : Des propriétés qui n'appartiennent pas à Dieu - VIII : De la nature naturante - IX : De la nature naturée - X : Du bien et du mal

Deuxième partie
Préface - I : De l'opinion, de la foi et de la connaissance - II : Ce que c'est que l'opinion, la foi et la vraie science - III : De l'origine des passions dans l'opinion - IV : Des effets de la croyance, et du bien et du mal de l'homme - V : De l'amour - VI : De la haine - VII : Du désir et de la joie - VIII : De l'estime et du mépris - IX : De l'espérance et de la crainte - De la sécurité et du désespoir - De l'intrépidité, de l'audace et de l'émulation - De la consternation et de la pusillanimité et enfin de l'envie - X : Du remords et du repentir - XI : De la raillerie et de la plaisanterie - XII : De l'honneur, de la honte, de la pudeur et de l'impudence - XIII : De la faveur (bienveillance), de la gratitude et de l'ingratitude - XIV : Du regret - XV : Du vrai et du faux - XVI : De la volonté - XVII : De la différence entre la volonté et le désir - XVIII : De l'utilité de la doctrine précédente - XIX : De notre béatitude - XX : confirmation du précédent - XXI : De la raison - XXII : De la vraie connaissance, de la régénération, etc. - XXIII : De l'immortalité de l'âme - XXIV : De l'amour de Dieu pour l'homme - XXV : Des démons - XXVI : De la vraie liberté -

Appendice

Autres œuvres
Outils personnels
Espaces de noms
Variantes
Actions
Découvrir
Œuvres
Échanger
Ressources
Boîte à outils