Court traité/Deuxième partie/chapitre XVI

De Spinoza et Nous.
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Baruch Spinoza

Deuxième partie, chapitre XVI :

De la volonté



(1) Sachant maintenant ce que c'est que le bien et le mal, le vrai et le faux, et en quoi consiste le bonheur de l'homme parfait, il est temps de venir à la connaissance de nous-mêmes et de voir si pour arriver à ce bonheur nous sommes libres ou nécessités.

Il faut demander d'abord à ceux qui admettent l’existence d'une volonté, ce que c'est que cette volonté et en quoi elle se distingue du désir.

(2) Nous appelons désir cette inclination de l'âme qui la porte vers ce qu’elle reconnaît comme un bien. Avant donc que notre désir se porte extérieurement vers quelque objet, il a fallu d'abord porter un jugement, à savoir que telle chose est bonne. C'est cette affirmation prise d’une manière générale comme puissance d’affirmer ou de nier qui s'appelle la volonté[1].

(3) Voyons donc si cette affirmation a lieu en nous librement ou nécessairement, c'est-à-dire si, lorsque nous affirmons ou nions quelque chose, nous le faisons sans y être contraints par aucune cause externe. Nous avons déjà démontré que la chose, qui n'est pas conçue par elle-même, dont l’essence n’enveloppe pas l'existence, doit avoir nécessairement une cause externe, et qu’une cause qui doit produire quelque action, la produit d'une manière nécessaire. Il s'ensuit évidemment que la puissance de vouloir ceci ou cela, d'affirmer ceci ou cela, qu'une telle puissance, dis-je, doit venir d'une cause extérieure[2], et d'après la définition que nous avons donnée de la cause, qu'une telle cause ne peut être libre.

(4) Cela ne satisferait probablement pas quelques-uns, plus habitués à occuper leur esprit avec des êtres de raison qu’avec les choses particulières qui seules existent réellement dans la nature : en conséquence de quoi ils traitent ces êtres de raison non comme tels, mais comme des êtres réels. Car, l'homme ayant telle ou telle volition, il en fait un mode général (de penser) qu’il appelle volonté, de même que de l'idée de tel ou tel homme particulier il se fait une idée générale de l’homme ; et, comme il ne sait pas séparer les êtres réels des êtres de raison, il s'ensuit qu’il considère ceux-ci comme des choses réelles, et ainsi il se considère comme étant lui-même une cause, comme il arrive dans la question dont nous parlons. Car on se demande pourquoi l'homme veut ceci ou cela, et la réponse est : parce qu’il a une volonté. Cependant la volonté, comme nous l'avons dit, n'étant que l'idée généralisée de telle ou telle volition particulière, n'est par conséquent qu'un mode de la pensée, un ens rationis et non un ens reale ; rien par conséquent ne peut être causé par là, car rien ne vient de rien. Si donc la volonté n'est pas une chose dans la nature, mais seulement une fiction, il n'y aura pas lieu de se demander si elle est libre ou non.

(5) Maintenant, s'agit-il de telle ou telle volition particulière, c'est-à-dire de l'affirmation et de la négation, pour savoir si nous sommes libres ou non, il suffit de se souvenir que l'acte de connaître est une pure passion, de sorte que nous n'affirmons, ne nions jamais quoi que ce soit de quelque chose ; mais c’est la chose elle-même qui en nous affirme ou nie quelque chose d'elle-même.

(6) Plusieurs se refusent à nous accorder cela, persuadés qu'ils peuvent à volonté affirmer ou nier d'un objet quelque chose d'autre que ce qu'ils ont dans l'esprit ; mais cela vient de ce qu'ils ne font pas de différence entre l'idée d'une chose dans l'esprit et les mots par lesquels elle est exprimée. Il est vrai que lorsque quelque raison nous y porte, nous pouvons, soit par des mots, soit par tout autre moyen, communiquer aux autres sur une chose une pensée différente de celle que nous avons réellement. Mais il est impossible que nous-mêmes, par le moyen des mots ou de tout autre signe, nous sentions autre chose que ce que nous sentons : ce qui est clair pour tous ceux qui font attention à leur intelligence, abstraction faite de l'usage des signes.

(7) On pourra nous objecter que, si c'est la chose elle-même qui en nous se nie ou s'affirme (et non pas nous-mêmes qui nions ou affirmons), s'il en est ainsi, rien ne peut être nié ou affirmé qui ne soit d accord avec la chose ; et alors, par conséquent, il ne peut y avoir aucune fausseté, car le faux consiste, avons-nous dit, en ce que l'on affirme ou l'on nie d'une chose ce qui ne s'accorde pas avec elle, c'est-à-dire précisément avec ce qu'elle ne nie pas ou n'affirme pas d'elle-même. Mais je pense que, si l'on fait attention à tout ce que nous avons dit, sur le vrai et sur le faux, on trouvera que cette objection a été suffisamment réfutée. En effet, avons-nous dit, c'est l'objet qui est la cause de ce qui est affirmé ou nié de lui, du vrai comme du faux : seulement le faux consiste en ce que nous n'apercevons d'un objet qu'une partie, et que nous nous figurons que c'est l'objet lui-même tout entier qui nie ou affirme telle chose de lui-même considéré comme tout : ce qui arrive surtout dans les âmes faibles, qui reçoivent facilement, par la plus faible action de l'objet, une idée dans leur âme, en dehors de laquelle ils ne peuvent rien affirmer ou nier.

(8) Enfin on dira encore qu'il y a bien des choses que nous pouvons vouloir ou ne pas vouloir, comme par exemple affirmer ou nier, dire la vérité ou ne pas la dire. Cette objection vient de ce que l'on ne distingue pas assez le désir de la volonté. Car, quoique l'un et l'autre soient une affirmation ou une négation d'une chose, elles diffèrent cependant en ce que la dernière est dite sans aucun égard à ce qu'il peut y avoir de bon et de mauvais dans la chose, et le premier au contraire a égard à ce point de vue ; c'est pourquoi le désir, même après l'affirmation et la négation que nous avons faite d'une chose, demeure encore, à savoir le désir d'obtenir ce que nous avons senti ou affirmé être bon, de telle sorte que la volonté peut bien exister sans désir, mais non le désir sans la volonté.

(9) Donc toutes les actions dont nous avons parlé, en tant qu’elles sont accomplies par la raison sous la forme du bien, ou rejetées par elle sous la forme du mal, ne peuvent être rangées que dans les inclinations de l'âme que l’on nomme désirs, et non sous la catégorie et le nom de volonté.


Notes

  1. La volonté, prise pour l'affirmation ou pour le jugement, se distingue de la vraie foi et de l'opinion. Elle se distingue de la vraie foi en ce qu’elle peut s'étendre à ce qui n'est pas vraiment bon ; et en ce que la conviction qui s'y trouve n'est pas de nature à voir clairement qu’il est impossible qu'il en soit autrement, ce qui au contraire a lieu et ne doit avoir lieu que dans la vraie foi d'où ne peuvent naître que de bons désirs. D'un autre coté la volonté se distingue de l'opinion, en ce que, dans certains cas, elle peut être assurée et infaillible, tandis que l'opinion ne consiste que dans la conjecture et dans l’à peu près ; si bien qu'on pourrait l'appeler foi vraie, en tant qu'elle est capable de certitude et opinion en tant qu'elle est sujette à l'erreur.
  2. Il est certain que la volonté particulière doit avoir une cause externe, par laquelle elle est ; car l'existence n’appartenant pas à son essence, elle doit nécessairement être par l'existence d'une autre. Si l'on dit que la cause de cette volition n’est pas une idée, mais la volonté elle-même, et qu’elle ne saurait exister sans l'entendement, que la volonté par conséquent, prise en soi d’une manière indéterminée, de même que l'entendement, ne sont pas des êtres de raison, mais des êtres réels, je réponds qu'en ce qui me concerne, si je considère attentivement ces objets, je n'y vois que des concepts universels, et je ne puis leur attribuer aucune réalité. Accordons cependant ce qu'on nous demande, on devra toujours avouer que la volition est une modification de la volonté, comme les idées sont des modes de l’intelligence : donc l'intelligence et la volonté sont des substances distinctes et diffèrent l'une de l'autre réellement, car c'est la substance, non le mode, qui est modifiée. Si maintenant on admet que l'âme dirige l'une et l'autre substance, il y aura donc une troisième substance : toutes choses si confuses qu'il est impossible de s'en faire une idée distincte. Car, comme les idées ne sont pas dans la volonté, mais dans l'entendement, suivant cette règle que le mode d'une substance ne peut passer dans une autre, l'amour ne pourra pas naître dans la volonté, puisqu'il implique contradiction de vouloir quelque chose dont l'idée n'est pas dans la puissance voulante elle-même.
    Dira-t-on que la volonté, par son union avec l’intelligence, peut percevoir ce que l’entendement conçoit, et par conséquent l'aimer ? nous répondons que percevoir est encore un mode de l’intelligence et ne peut par conséquent être dans la volonté, lors même qu'il y aurait entre la volonté et l'entendement une union du même genre que celle qui existe entre le corps et l'âme ; car admettons que l'âme soit unie au corps comme on l'entend habituellement ; cependant le corps ne sent pas et l'âme n'est pas étendue. Si l’on dit encore que c'est l'âme qui gouverne les deux, entendement et volonté, cela est non-seulement impossible à comprendre, mais encore se détruit soi-même, puisqu'en parlant ainsi on semble nier précisément que la volonté soit libre.
    Pour en finir, car je ne puis ajouter ici tout ce que j'ai à dire contre l'hypothèse d'une substance créée, je dirai encore brièvement que la liberté de la volonté ne concorde en aucune façon avec la théorie de la création continue, telle que les mêmes philosophes (les Cartésiens) l’entendent, à savoir : que Dieu n'use que d'une seule et même activité pour conserver une chose dans l'être et pour la créer, autrement, elle ne pourrait subsister un seul instant. S'il en est ainsi, rien ne peut être attribué en propre à la chose, mais on devrait dire que Dieu l'a créée telle qu'elle est, car n'ayant pas le pouvoir de se conserver, elle a bien moins encore celui de se produire elle-même. Si donc on disait que l’âme tire sa volonté d'elle-même, je demande par quelle force ? non sans doute par celle qui était antérieurement, puisqu'elle n'est plus ; ni par celle qu'elle a maintenant, car elle n'en a absolument aucune par laquelle elle puisse être ou durer le plus faible instant, puisqu’elle est créée continuellement. Donc puisqu'il n'existe aucune chose qui ait la force de se conserver et de produire quelque chose, il ne reste qu'à conclure que Dieu seul est et doit être la cause efficiente de toutes choses, et que tout acte de volonté est déterminé par Dieu seul.


Première partie
I : Que Dieu existe - II : Qu'est-ce que Dieu ? - III : Dieu cause universelle - IV : De l'action nécessaire de Dieu - V : De la providence de Dieu - VI : De la prédestination divine - VII : Des propriétés qui n'appartiennent pas à Dieu - VIII : De la nature naturante - IX : De la nature naturée - X : Du bien et du mal

Deuxième partie
Préface - I : De l'opinion, de la foi et de la connaissance - II : Ce que c'est que l'opinion, la foi et la vraie science - III : De l'origine des passions dans l'opinion - IV : Des effets de la croyance, et du bien et du mal de l'homme - V : De l'amour - VI : De la haine - VII : Du désir et de la joie - VIII : De l'estime et du mépris - IX : De l'espérance et de la crainte - De la sécurité et du désespoir - De l'intrépidité, de l'audace et de l'émulation - De la consternation et de la pusillanimité et enfin de l'envie - X : Du remords et du repentir - XI : De la raillerie et de la plaisanterie - XII : De l'honneur, de la honte, de la pudeur et de l'impudence - XIII : De la faveur (bienveillance), de la gratitude et de l'ingratitude - XIV : Du regret - XV : Du vrai et du faux - XVI : De la volonté - XVII : De la différence entre la volonté et le désir - XVIII : De l'utilité de la doctrine précédente - XIX : De notre béatitude - XX : confirmation du précédent - XXI : De la raison - XXII : De la vraie connaissance, de la régénération, etc. - XXIII : De l'immortalité de l'âme - XXIV : De l'amour de Dieu pour l'homme - XXV : Des démons - XXVI : De la vraie liberté -

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