L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique - Cinquième partie

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L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Bruno Giuliani

Cinquième partie : Mystique

La béatitude : la joie et l’éternité



L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique


J’ai déjà expliqué comment il était possible à l’homme de vivre dans un relatif bonheur par la pratique des vertus. Je vais à présent accomplir la dernière étape de ma recherche : décrire la voie qui peut nous mener à la liberté humaine totale et au bonheur absolu qui en découle, la béatitude. Nous savons que nous n’avons qu’un moyen de nous opposer aux affections qui nous contraignent à la servitude et nous empêchent de vivre dans une joie éternelle et souveraine. C’est la raison. Utiliser la puissance de notre raison n’est en aucune façon se perdre dans les discours, raisonnements, théories, arguments, discussions. C’est au contraire être porté par l’énergie infinie de l’amour, un amour qui n’est rien d’autre que la joie qui vient de l’intuition de Dieu, c’est-à-dire la Nature.

Avant d’étudier les voies qui mènent à cette béatitude, il me semble important de faire quelques remarques préliminaires.

La première concerne le caractère à la fois limité et fondamental de cette entreprise. En particulier je ne m’occuperais pas ici du moyen d’amener plus facilement l’intelligence à sa perfection. Ce domaine relève de la pédagogie, de la logique et des autres pratiques spirituelles. Je ne parlerais pas non plus de l’art de prendre soin du corps pour qu’il puisse s’épanouir et s’acquitter au mieux de ses fonctions. Cela relève du domaine de la médecine, du sport et des autres pratiques corporelles. Je laisserais également de côté l’ensemble des sciences, arts et techniques par lesquels l’homme peut cultiver ses facultés et développer sa puissance de bonheur.

Toutes ces activités sont bonnes et utiles à connaître. Cependant elles sont secondaires et contingentes par rapport à ce qui est ici notre seul objectif : la béatitude.

Nous n’avons pas besoin de toutes ces connaissances pour y parvenir : l’usage de notre raison suffit. Aucune discipline artistique, aucune science, aucune technique ne permet de parvenir au bonheur. Toutes peuvent certes augmenter notre bonheur en nous procurant certaines joies, mais elles ne peuvent le faire qu’une fois que nous l’avons atteint. Elles peuvent même nous en éloigner si elles nous font travailler à autre chose d’une manière passionnelle.

La seule chose qui m’intéresse ici est donc de dégager la voie qui mène au bonheur. Quelle est cette voie ? Nous connaissons déjà son nom : la philosophie, et plus particulièrement sa mise en pratique dans la vie quotidienne, ce que les grecs nommaient l’éthique. Ouverte par tous les sages d’Occident et d’Orient, la philosophie n’est en effet rien d’autre que la voie qui mène à la sagesse, et par sagesse je n’entends rien d’autre que la puissance de l’esprit qui permet de gouverner la force des affections et de vivre dans la joie par la pratique des vertus. Si son véritable sens s’est souvent perdu dans l’histoire, la philosophie n’en demeure donc pas moins aujourd’hui et pour toujours le seul moyen d’être pleinement heureux.

Nombreux sont ceux qui croient pouvoir se dispenser de pratiquer la philosophie. Cela vient de ce qu’ils croient qu’il est au pouvoir de l’homme de commander spontanément ses affects par la seule force de la volonté et qu’il dispose d’un libre arbitre (comme le croyaient les Stoïciens et Descartes).

J’ai déjà montré qu’une telle illusion ne peut être réfutée parce qu’elle est naturelle à l’esprit qui ne se comprend pas. Tout ce que nous pouvons faire, c’est inviter ceux qui en sont victimes à comprendre que nul acte volontaire ne peut exister que déterminé par un affect, autrement dit par un désir, c’est-à-dire une affection du corps correspondant à une idée de l’esprit. Ils verront alors clairement et distinctement que le seul moyen d’être libre et de vivre dans la béatitude est de transformer nos idées de manière à réaliser notre désir et que cela n’est possible que par un moyen et un seul : la compréhension des choses par la raison, pour vivre toujours plus selon la sagesse.

La philosophie est donc entièrement une psychothérapie des passions, c’est-à-dire une libération de l’esprit.

Quand elle amène à vivre dans l’intuition directe de Dieu, c’est-à-dire la Nature, la philosophie prend généralement le nom de mystique. Ce terme de mystique (de muein, se taire) désigne en effet la communion directe avec Dieu par delà les possibilités du langage. Cependant la mystique que je cherche ici est rationnelle, elle reste l’objet d’une compréhension et même d’une certaine science. Tout ce qui arrive dans le monde existe en effet par la puissance de Dieu selon un déterminisme universel, comme nous l’avons déjà vu dans l’ontologie. La béatitude étant un affect humain comme les autres, elle se comprend à partir des lois de la psychologie humaine. Je l’étudierais donc ici selon les mêmes procédures que précédemment, par la science intuitive de la nature.

Sommaire

Axiomes de la thérapie des passions

Toute la thérapie des passions repose sur deux lois élémentaires de la nature.

La première, c’est que deux actions contraires qui sont excitées dans un sujet produisent nécessairement un changement dans l’une ou l’autre de ces forces jusqu’à ce qu’elles cessent d’être contraires.

La deuxième, c’est que la puissance d’un effet se définit par la puissance de sa cause et d’une manière qui dépend de son essence.

Ainsi, si nous sommes affectés par deux motivations contraires comme agir et nous reposer, la plus forte l’emportera sur l’autre. La plus forte fera alors changer la plus faible jusqu’à ce que les deux aillent dans le même sens et que nous nous disposions à agir en choisissant l’action ou le repos. Celle des deux motivations qui l’emportera alors sera nécessairement celle dont la cause, c’est-à-dire le désir, est la plus puissante, et ce désir sera d’autant plus puissant qu’il sera associé à plus de joie ou moins de tristesse.

Une loi unique gouverne en effet toutes nos actions : nous faisons toujours ce que nous pensons qui nous donnera le plus de joie ou le moins de tristesse. Toutes nos actions s’expliquent par cette loi, des plus folles aux plus sages.

Le remède aux passions :La thérapie psychophysiologique

Toutes les idées ont leur équivalent dans le corps, et réciproquement. En effet, la manière dont les idées s’enchaînent dans l’esprit correspond nécessairement à la manière dont les affections (c’est-à-dire les images des choses) s’enchaînent dans le corps, et ce déterminisme naturel conditionne toutes nos actions.

Si par exemple nous désirons acquérir un bien et manquons de l’argent nécessaire pour cet achat, nous serons déterminés au même moment dans notre corps à éprouver les affections correspondantes au désir d’acquérir cet argent et seront motivés à travailler en vue d’acquérir cet argent. Mais nous pouvons être également déterminés à éprouver les affections liées à d’autres pensées inverses : par exemple que nous ne désirons pas effectuer ce travail, que nous désirons au contraire nous reposer ou jouir d’une autre activité que ce travail et acquérir de l’argent autrement (par exemple par le vol, l’emprunt, la vente de ce que nous possédons, etc.) De ce fait nous connaîtrons une fluctuation de l’esprit : nous éprouverons à la fois l’amour du travail et la haine du travail. Nous serons alors animés à la fois par l’amour du repos et la haine du repos, l’amour du bien convoité et la haine du bien convoité, et nous seront divisés entre la joie et la tristesse, la crainte et l’espoir, etc. Dans cette situation, nous ne pourrons éprouver à aucun moment de la sérénité, c’est-à-dire l’accord avec nous-mêmes et la confiance dans la vie sans lesquels aucun bonheur n’est possible.

Pour prendre d’autres illustrations courantes du même problème, il en sera de même si nous désirons la compagnie d’une personne et en même temps la tranquillité de la solitude, ou si nous désirons les avantages d’une situation (une profession, une famille, une entreprise…), mais pas ses inconvénients, ou si nous convoitons le bien d’autrui et qu’en même temps nous ne désirons pas le léser, etc. Dès que nous sommes affectés par des désirs contraires, nous ne pouvons être heureux.

Quel est le remède à cette servitude passionnelle ? Il ne peut y en avoir qu’un : la réalisation d’un unique désir, celui qui correspond à notre essence, autrement dit la réalisation de soi. Cette entreprise nécessite d’abord un détachement des passions qui nous rendent dépendants de certains objets pour pouvoir nous consacrer pleinement à la réalisation de notre être.

Première étape : la libération affective.

Le premier obstacle à surmonter pour parvenir à la béatitude est l’attachement affectif. Partons d’un cas concret : l’amour pour une personne, source de servitude majeure dans l’humanité. Par la simple pensée nous pouvons séparer notre affect de la pensée de sa cause extérieure, à savoir la personne aimée et la joindre à d’autres pensées. Que se passe-t-il alors ? L’amour et la haine à l’égard de cette cause extérieure disparaissent, ainsi que les fluctuations de l’esprit qui résultent de ces affects.

En effet, un amour ou une haine ne sont rien d’autre que la joie ou la tristesse liée à une cause extérieure. Si nous n’associons plus la joie ou la tristesse à l’idée de sa cause, ces affections cessent immédiatement. Si par exemple la personne aimée nous quitte, nous fluctuerons spontanément entre l’amour et la haine, la crainte et l’espoir et les autres affections qui en découlent dans la mesure où sa pensée continuera à nous affecter de joie par ses qualités mais aussi de haine pour la souffrance que son départ nous inflige.

Mais si nous séparons nos affections de sa cause extérieure et comprenons que notre joie et notre tristesse viennent en réalité de tout autre chose, à savoir que notre vrai désir est de vivre dans la joie de l’amour (et non pas nécessairement dans la présence de cette personne), alors nous comprendrons que nous sommes tristes en réalité parce que nous ne sommes pas dans l’amour et la joie actuellement, autrement dit parce que nous ne sommes pas actifs, que nous n’existons pas de manière active, c'est-à-dire en étant animé par la puissance de notre être. A ce moment notre amour et notre haine pour cette personne cesseront immédiatement, ainsi que les conflits intérieurs qu’ils entraînent. Nous pourrons alors être déterminés par un tout nouvel affect, qui est le désir de vivre dans l’amour et la joie, indépendamment de la présence et même de l’existence de cette personne.

Les joies et les désirs qui constituent ce nouvel affect n’ont pas pour cause une autre affection : ils découlent directement de notre raison, par la nature même de notre être. La simple conscience de soi engendre en effet la perception adéquate d’un désir unique, désir que nous pouvons appeler le désir essentiel, et qui n’est autre que celui de réaliser notre être, d’actualiser sa puissance, d’être tout ce qu’il peut être, en un mot d’éprouver la joie d’être heureux, et cette réalisation ne peut dépendre en aucune manière d’une autre personne que nous-mêmes.

Comprendre que nous n’avons besoin d’absolument aucune chose particulière ni d’aucune personne en particulier pour être totalement heureux crée en nous une totale absence de crainte.

L’affect qui accompagne cette libération affective s’appelle la sérénité. Et comme cette libération apparaît nécessairement à travers la joie de sentir notre essence divine, c’est-à-dire notre vraie nature, la sérénité s’accompagne nécessairement d’un autre affect fondamental, l’enthousiasme.

La sérénité et l’enthousiasme sont la base affective du vrai bonheur, et les sources de ce qu’on appelle la foi. On les ressent lorsque on prend conscience de son désir essentiel, c’est-à-dire de sa raison, de son être, de sa vraie nature, et on ne peut le ressentir qu’à cette condition. Celui qui les ressent est pleinement heureux. Sans crainte, sans tristesse et sans haine, il ressent une joie pure qui emplit son esprit et anime son corps en le dirigeant sans cesse sur la voie de la vertu, ce qui est la vraie liberté. Son bonheur peut certes encore varier en intensité, selon la force de la joie qu’il ressent, mais il ne peut varier en qualité.

Cependant, même lorsque nous éprouvons enthousiasme et sérénité, nous continuons à percevoir de multiples choses et à avoir de multiples pensées qui continuent de nous affecter et de nous entraîner dans la servitude passionnelle, nous faisant alors légèrement sortir de la sérénité et de la liberté affective. Il faut donc que ce remède de base soit accompagné en permanence d’une hygiène spirituelle visant à dissiper les effets passionnels éventuels de nos affections.

Deuxième étape : la thérapie spirituelle

Le principe de cette « médecine de l’esprit » est simple : une affection qui est une passion cesse immédiatement d’être une passion dès que nous en formons une idée claire et distincte.

Une passion n’est en effet rien d’autre qu’une affection du corps liée à une idée confuse de l’esprit. Si nous parvenons à former une idée claire de cette affection, elle cesse immédiatement d’être une passion et devient une action de notre esprit. Cette affection sera d’autant plus en notre pouvoir qu’elle sera mieux connue. Ainsi pour reprendre l’exemple de la détresse liée à la perte d’un être aimé parce qu’il est mort ou qu’il ne nous aime plus, nous subissons l’affection du manque et ses dérivés tant que avons une idée confuse de sa cause, à savoir notre véritable désir. Le mécanisme est le même que précédemment : tant que nous imaginons que nous avons besoin de cet être pour être heureux, nous sommes soumis à la force des affects liés à cette imagination.

Au contraire, dès que nous comprenons qu’en réalité notre véritable désir n’est pas d’être avec cette personne mais simplement d’être dans la joie de l’amour, alors notre affection de manque et la tristesse de l’avoir perdu, se transforme en affection de puissance, c’est-à-dire en joie de l’aimer, c’est-à-dire d’en apprécier la valeur, joie qui s’ajoute à la joie de nous aimer nous-mêmes. Ainsi le simple fait de former une idée adéquate d’une passion nous en libère instantanément.

Cependant, à la différence de tout à l’heure, nous ne faisons pas que nous sentir libre vis-à-vis de cette personne. Nous faisons aussi et d’abord l’expérience que nous l’aimons autant que nous nous aimons, et cet amour s’accompagne nécessairement du désir d’agir dans le sens de notre amour, pour augmenter sa joie et la notre, en étant déterminé par la fermeté et la générosité.

Ce pouvoir possède-t-il une limite ? Non : sa puissance est infinie. Il n’existe en effet aucune affection du corps dont nous ne puissions former un concept clair et distinct. Tout ce qu’il y a de commun à toutes choses ne peut se concevoir qu’adéquatement, par intuition. Ainsi le mouvement et le repos, la puissance et l’impuissance, l’espace et le temps, etc. Dès lors, nous pouvons comprendre tout ce qui se produit en nous d’une manière adéquate et pouvons ainsi connaître notre désir et les affections qui nous déterminent, sinon absolument, du moins en partie et les transformer ainsi en affects d’amour actif. Ainsi, plus nous comprenons notre désir et nos affections adéquatement, moins nous pâtissons et plus nous devenons puissants, libres et joyeux.

Nous voyons bien ici que la liberté et le bonheur ne peuvent s’acquérir que progressivement, par un travail de connaissance de soi et de transformation de notre affectivité. Plus notre esprit comprend adéquatement ses affects, moins il les subit et plus il agit, trouvant dans cette connaissance même un plein contentement.

Pour reprendre notre exemple, quand nous comprenons que nous ne désirons pas réellement la présence physique d’un être aimé mais simplement la présence en nous de l’amour, c’est-à-dire de la joie, nous cessons d’être triste et nous réjouissons, avec la pensée adéquate que nous avons associé à la force d’âme : le désir de bien agir et de demeurer dans la joie. Toute la vie devient alors illuminée par une lumière éternelle, le soleil de l’amour de soi et des autres en Dieu, c’est-à-dire la Nature. Il n’y a pas d’autre bonheur que la joie d’être soi même avec les autres. Et cette joie n’a pas d’autre source que la compréhension de tout.

Pour prendre un nouvel exemple, celui qui est déterminé par une ambition ou un orgueil cessera d’être ambitieux et orgueilleux dès qu’il formera une idée adéquate de leurs causes, à savoir le désir de devenir célèbre et celui de dépasser les autres et d’en être aimé, en comprenant que tels ne sont pas ses véritables désirs. Le simple fait de se comprendre adéquatement soi-même lui fait en effet percevoir qu’aucun de ces deux désirs ne peut lui apporter la joie totale qu’en réalité il recherche. Nouvellement déterminé par sa raison, l’énergie qu’il mettait dans ses efforts pour atteindre ses objectifs dans l’impuissance et la servitude sera alors utilisée dans les actions vertueuses qu’il accomplira sans effort dans la puissance et la liberté. Devenu modeste, généreux et plein de piété, il tirera une pleine joie de vivre de cette conversion. Ainsi le simple fait de se connaître soi-même engendre un sentiment de puissance et une aptitude à jouir que rien ne peut contrarier et qui est l’essence même de la liberté.

Cependant, même lorsqu’il se perçoit lui-même avec joie par la simple conscience de soi et selon le travail thérapeutique de la raison, l’esprit ne cesse d’être affecté par des événements extérieurs qui tendent à diminuer sa puissance, à le rendre passif et à menacer sa joie intérieure. Comment rester pleinement joyeux et serein quoiqu’il arrive, le pire comme le meilleur ?

La sérénité

Notre bonheur peut rester parfait quoiqu’il arrive lorsque nous comprenons que tous les événements du monde arrivent de manière nécessaire. La raison comprend en effet toute chose comme étant déterminée à exister par la nécessité de Dieu, c’est-à-dire la Nature. Or plus l’esprit connaît les choses qui l’affectent dans leur nécessité ontologique, plus il a sur ces affections une grande puissance. Au contraire, plus il les considère comme des choses libres, sans lien avec leur causalité naturelle, plus il se sent impuissant et se trouve dans la passion vis-à-vis d’elles. Cela est déjà bien connu par l’expérience : nous voyons bien que la tristesse engendrée par la perte d’un bien est adoucie lorsque nous comprenons qu’il ne pouvait être conservé par aucun moyen.

De la même façon, personne ne ressent de pitié face à un enfant parce qu’il ne sait pas parler, marcher, raisonner, et qu’il vit tant d’années presque sans conscience de lui-même. Ce ne serait pas le cas si la plupart des hommes naissaient adultes : on considèrerait alors l’enfance comme un vice ou un péché de la nature et non comme une chose naturelle.

Ce pouvoir de la raison est tel que nous pouvons demeurer serein et joyeux même face aux événements les plus tragiques, comme cela se voit parfois chez certaines grandes âmes. Cela arrive quand nous considérons les événements tragiques à leur place nécessaire dans l’infinité des choses qui arrivent au sein de la nature, comme l’expression parfaite de la puissance infinie de Dieu.

Le bonheur malgré le pire

Imaginons le pire : que notre maison brûle, avec tous nos biens sans exception, y compris les personnes que nous aimons le plus au monde, notre amour, notre famille, nos enfants. Deux attitudes spirituelles sont possibles.

La première est l’incompréhension de la nécessité de cet événement. Dans ce cas plus nous perdons de biens, plus nos passions sont grandes (craintes, tristesses, haines…) et plus nous sommes anéantis. Cet évènement nous dispose en effet à penser à toutes ces sources de joie que nous perdons, autrement dit à ne plus penser qu’au mal, donc à penser inadéquatement. La joie de vivre est alors perdue, et avec elle la lucidité qui nous permet de percevoir le sens sacré de la vie et l’infinité des merveilles qui existent, à commencer par nous-mêmes.

La seconde attitude spirituelle est celle qui découle de la compréhension de cet événement au sein de la nécessité de la nature. Par cet incendie nous avons certes perdu de nombreuses et grandes sources de joies, et nous serons nécessairement affectés de tristesses intenses. Cependant la philosophie peut nous faire comprendre que nous ne sommes pas anéanti pour autant. Notre essence en effet demeure, c’est-à-dire notre raison, qui est notre puissance originelle de bonheur. Par elle nous pouvons comprendre que rien ni personne ne peut empêcher cette perte, nos haines sont alors neutralisées, et aussi que cette perte ne détruit en rien la possibilité de notre bonheur, nos craintes sont alors éliminées.

L’accès au bonheur et à la béatitude est tout autant ouvert après l’incendie qu’avant, puisqu’il ne dépend que de l’usage de notre raison et de l’exercice de notre vertu. Cette simple compréhension suffit alors à produire en nous un nouveau sentiment de joie, et cette joie est à la fois la prise de conscience de notre vraie puissance et de notre liberté (que l’incendie n’a en aucune façon altéré, mais qu’il a au contraire contribué à révéler). Comme nous le verrons plus tard, nous pouvons au contraire continuer à ressentir l’amour de la vie et de Dieu, c’est-à-dire la Nature, l’amour de tout ce qui existe autant que de ce qui n’existe plus et que nous avons perdu (que l’incendie empêche à présent notre corps de percevoir mais qu’il n’empêche pas notre esprit d’aimer, bien au contraire).

Nous pouvons alors nous réjouir du nouveau bonheur que l’incendie rend possible et ressentir un affect de sérénité et d’enthousiasme alors même que nous voyons encore notre maison en train de brûler. Tel est en effet le pouvoir de l’esprit qu’il peut se réjouir infiniment de tout, y compris du pire. Si ce pouvoir est accessible en théorie à tous, il est clair cependant qu’il n’est atteint en pratique que par le sage, celui qui s’est suffisamment libéré de ses affections passives et qui vit suffisamment dans la lucidité ontologique.

Le sage apparaît ainsi comme une sorte de maître du bonheur. C’est un artiste de cette alchimie spirituelle qui consiste à transformer le plomb de la tristesse en or de la joie, la nuit de la détresse en matin de l’allégresse et l’obscurité de la mort en lumière de la vie.

Sans être des sages, nous pouvons tenter de voir ce qu’il y a de bon dans les choses qui nous arrivent. Plus nous sommes capables de penser avec joie à ce qui existe, moins nous sommes affectés par la pensée triste de ce qui n’existe pas. Ainsi tout événement apparemment négatif peut se transformer immédiatement en événement positif par le seul pouvoir de la pensée.

Pour prendre des exemples plus triviaux, le fait d’être bloqué dans son véhicule sur une route peut être transformé en occasion de méditation des joies de sa vie. Le fait d’être volé de ses biens en exercice de détachement. Le fait de tomber malade et de ressentir une douleur en épreuve de courage et de créativité, etc. Tout obstacle peut ainsi être transformé en moyen, toute cause de souffrance peut devenir une source de joie, toute difficulté peut être vécue comme une chance de bonheur par la seule puissance de la raison.

Nous retrouvons également là le mécanisme central de l’humour. Par le jeu de son intelligence, l’esprit peut triompher grâce à lui de toutes les tristesses. L’humour est la vertu qui transforme une réalité quelconque en source de rire et de réjouissance, y compris les réalités dont les affections nous portent à pleurer et à désespérer.

Ainsi dans notre pire exemple, l’incendie de sa maison, la force d’esprit de l’homme libre est telle qu’il peut trouver les ressources de rire de cette situation en utilisant les ressources créatrices de son imaginaire pour transformer le tragique en comique : « Quelle horreur ! Quel gâchis ! Tant de flammes et je n’ai rien à faire griller… »

A moins que le sage ne trouve sa joie dans la poésie. A la question « qu’auriez-vous pris si vous aviez pu sauver une seule chose de l’incendie de votre maison ?». Le poète répondit « le feu ».

La vie libre

La liberté n’est ainsi rien d’autre que l’usage de notre puissance de penser et d’agir dans le sens de la joie. Pour cela, nous devons d’abord remarquer qu’une affection qui a plusieurs causes différentes est moins nuisible que si elle est n’a qu’une cause.

En effet, qu’est-ce qui est réellement mauvais dans une affection? C’est le fait qu’elle empêche l’esprit de penser d’une manière adéquate. Or le fait de ne penser qu’à une chose réduit la puissance de la pensée. Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, mieux vaut perdre beaucoup de choses dans un incendie qu’une seule. A la limite, mieux vaut « tout » perdre, si cette perte peut nous amener à faire l’expérience de notre vérité fondamentale, la découverte de notre vraie nature.

Plus en effet l’esprit pense de choses de manière adéquate, plus sa puissance grandit et plus il est joyeux. Ainsi, plus on perd de choses, plus on peut comprendre qu’on n’a besoin d’aucune chose pour être pleinement heureux et plus on peut jouir ici et maintenant de la liberté suprême et du bonheur parfait.

Tout cela n’est bien sûr possible que dans la mesure où notre esprit connaît les choses par le second et le troisième genre de connaissances, par la raison et l’intuition. Mais cela arrive spontanément lorsque notre esprit n’est pas dominé par des passions. Tout le temps où notre esprit est libéré des idées inadéquates, nous avons en effet le pouvoir d’enchaîner toutes nos idées de manière adéquate selon l’ordre naturel des choses, qui est la nécessité selon laquelle Dieu conçoit tout ce qui existe. Nous pouvons ainsi rester dans la joie quoi qu’il arrive, sans faire aucun effort ni accomplir aucune action particulière, en nous contentant d’être simplement nous-mêmes et de faire simplement ce qui découle de notre nature.

Nous ressentons alors une joie de vivre complète. Une joie d’être et d’exister qui est aussi une joie de créer, de percevoir, d’agir, de sentir, de désirer, d’aimer, toutes choses qui découlent sans effort de notre nature et qui constitue ce que nous pouvons appeler la vie totalement libre.

Plus notre capacité de comprendre toutes les choses et les événements du monde comme étant naturels augmente, plus la puissance de notre raison s’accroît et moins nous sommes vulnérables face aux affections mauvaises. La force de la raison est d’ailleurs beaucoup plus grande que celle des affections. Les affects raisonnables (que j’ai appelé les vertus) sont en effet tous unis entre eux. Au contraire, les affections passionnelles s’opposent les unes aux autres et cela d’autant plus qu’elles sont liées à des pensées vagues et confuses.

Tout cela n’est bien sûr valable absolument que pour le sage, l’homme dont les idées adéquates et les affects actifs l’emportent en puissance sur les idées inadéquates et les affects passifs.

Et pour ceux qui ne sont que des philosophes, des hommes et des femmes animés par le désir de bonheur et la volonté de comprendre mais qui sont encore déterminés par leurs passions, c’est-à-dire leurs idées inadéquates ? Que doivent-ils faire tant qu’ils n’ont pas encore assez de sagesse pour comprendre et dominer les passions qui continuent à les agiter ?

En attendant la sagesse

Le mieux que l’homme passionné puisse faire est de se consacrer autant que possible à la philosophie et de concevoir une conduite droite de la vie, autrement dit de se fixer des principes assurés de conduite, de les imprimer fortement dans sa mémoire et de les appliquer aussi souvent que possible dans la vie courante. Plus un homme prend l’habitude de vivre selon de sages préceptes de vie, plus son imagination en est affectée, plus ils sont présents à sa conscience et plus son esprit sera déterminé à agir joyeusement selon la raison.

J’ai par exemple posé comme règle de vie que la haine ne peut être vaincue que par la générosité, et non par une haine réciproque. Pour avoir toujours ce précepte présent à l'esprit quand il conviendra d'en faire usage, nous pouvons souvent méditer sur les injustices ordinaires des hommes et les meilleurs moyens de s'y soustraire en usant de générosité. Par cette méditation il s'établit entre l'image d'une injustice et celle du précepte de la générosité une telle union qu'aussitôt qu'une injustice nous sera faite, le précepte se présentera à notre esprit. Avoir toujours en nous ce principe nous détermine à penser et sentir que notre véritable intérêt et notre bonheur résident avant tout dans l'amitié qui nous unit aux hommes et aux biens qui découlent de la vie en société. Si par exemple quelqu’un nous vole, nous ment, nous insulte ou nous agresse, nous serons plus facilement déterminés par notre mémoire à agir envers lui avec douceur et générosité, dans la joie et la sérénité, par des actions adéquates, de manière à ce que nous soyons tous deux aussi amis que possibles.

A ce principe de générosité nous pouvons en ajouter d’autres, en particulier ceux dont nous avons besoin pour nous libérer de nos passions habituelles. Si par exemple nous sommes enclins aux affects de crainte comme l’angoisse ou l’anxiété nous pouvons mémoriser le fait qu'une manière de vivre conforme à la droite raison suffit à faire naître dans notre esprit la plus parfaite sérénité. De ce fait, nous pouvons devant tout affect de crainte lié à la perception d’un danger nous recentrer sur la pensée adéquate que notre seul désir et notre seule responsabilité est d’agir ici et maintenant pour être dans la joie et nous pouvons alors chercher à agir dans ce sens. La crainte ressentie à cause d’une peur imaginaire cessera alors immédiatement et ce d’autant plus que nous éprouverons effectivement la joie de vivre au présent dans la vertu.

Si au contraire nous sommes plutôt enclins aux affects de colère et de haine comme la vengeance, l’indignation et le ressentiment, nous pouvons nous attacher à l’idée que les hommes agissent comme toutes les choses par la nécessité de la nature. Ainsi le sentiment de frustration due à une injustice reçue et la haine qui en résulte ordinairement n'occuperont qu'une partie de notre imagination et seront plus facilement surmontés. Ainsi le pauvre qui est volé ou exploité par le riche pourra-t-il rester hors des affres de la colère en continuant à agir pour sa joie et celle du riche plutôt que d’être entraîné par la haine et l’envie. Ainsi il restera heureux et pourra également se réjouir d’agir pour le bonheur de son ancien ennemi en faisant uniquement ce qui est bon pour tous.

Quand aux grands affects de colère qu'excitent naturellement en nous les grandes injustices comme la violence exercée par les riches sur les pauvres, les adultes sur les enfants, les forts sur les faibles, les fous sur les sages, ou bien les actes de barbarie, les guerres, la pollution, etc., ils peuvent être également apaisées par ce moyen.

Nous pourrons ainsi rester vertueux et lutter contre ces injustices plus efficacement. Evidement, plus ces horreurs sont nombreuses et durables, plus il est difficile de dominer notre colère, et d’autant plus qu’on manque de sagesse. Cependant notre dépendance affective peut être réduite plus facilement si nous méditons souvent la force des vertus et la sagesse de ces principes de vie. Leur méditation fréquente nous donne en effet la force pour lutter intérieurement contre nos passions et faire triompher en nous la joie, la sérénité et l’amour, de manière à rester dans la fermeté et la générosité.

Méditer sur le courage et la bravoure nous permet ainsi de nous délivrer de la crainte et de l’angoisse. Nous pouvons par exemple passer en revue et ramener sans cesse dans notre imagination les périls auxquels la vie des hommes est exposée, et nous redire que la présence d'esprit et le courage peuvent écarter et surmonter tous les dangers sans exception.

Rien en effet n’est véritablement dangereux en cette vie sinon ce qui nous empêche d’accéder au bonheur et à la béatitude. Or nous savons par la raison que le bonheur de vivre ici et maintenant dans la joie ne peut être détruit par rien d’extérieur.

Comme nous l’avons vu et allons encore mieux le voir encore, la source du bonheur qu’est notre puissance est en effet toujours présente en nous, puisque que Dieu, c’est-à-dire la Nature, est présent toujours et partout. A tout moment en effet nous pouvons laisser notre esprit développer son intuition de Dieu, entrer en connexion avec sa puissance et faire ce qui nous donne de la joie. Ainsi, quoi qu’il arrive, nous pouvons jouir du bonheur d’être soi en réalisant notre essence, c’est-à-dire notre désir.

En ordonnant ainsi toutes nos pensées par la raison et en réglant notre imagination sur de sages préceptes de vie, nous pouvons nous habituer à toujours penser à ce qu'il y a de bon en chacune des choses que nous considérons, et nous pouvons éprouver face à n’importe quel événement un sentiment de joie. Nous sommes alors toujours déterminé à agir dans l’amour vers plus d’amour encore.

Voyons cela sur un nouvel exemple, l’attirance excessive pour la gloire, la célébrité, la reconnaissance par autrui, le pouvoir sur autrui, etc. Plutôt que de nous attrister de subir ces passions, nous pouvons penser à ce que ces objets ont de bon, à leur usage légitime, à la fin pour laquelle il est bon de les poursuivre, aux moyens vertueux que nous pouvons employer pour les acquérir et à d’autres pensées adéquates et joyeuses. Nous nous disposons alors à réaliser notre vrai désir, qui n’est pas la gloire excessive ni le pouvoir sur autrui, mais la réalisation de notre être pour augmenter le bonheur de tous et nous sommes alors pleinement joyeux.

Inversement nous pouvons discerner qu’il vaut mieux ne pas penser à l'abus de la gloire et du pouvoir, à sa vanité, à l'inconstance des hommes, et autres réflexions qu'il est impossible de faire sans une certaine tristesse. Ces pensées tourmentent les ambitieux qui désespèrent d'arriver aux honneurs qu’ils convoitent. Alors qu’ils croient montrer par là leur sagesse, ils ne font en vérité qu’écumer de colère. Nous voyons en effet que les hommes les plus passionnés par la gloire et le pouvoir sont justement ceux qui déclament le plus sur ses abus et sur la vanité des choses de ce monde.

Cela n'est pas réservé aux ambitieux : le mécanisme est commun à tous ceux qui pensent ne pas avoir eu de chance : les déçus, les découragés, les désespérés, et plus particulièrement ceux qui ont perdu leur puissance spirituelle, les accablés, les mélancoliques et les dépressifs. Mais ceux-là peuvent au contraire être considérés comme des chanceux si on voit qu’ils peuvent à tout moment retrouver la voie de la raison, c’est-à-dire le chemin de la joie, et que leur bonheur sera alors d’autant plus grand qu’ils étaient plus tristes.

Certaines passions peuvent pourtant sembler extrêmement difficiles à surmonter, surtout quand elles sont installées depuis longtemps. Ainsi l’homme à la fois pauvre et avare depuis son enfance ne cesse généralement de parler de l'abus de la richesse et des vices de ceux qui les possèdent, mais cela n'aboutit qu'à l'affliger lui-même et à montrer qu'il ne peut supporter avec joie et sérénité ni sa pauvreté ni la fortune des autres. De même celui qui a été habitué à être mal reçu par ses amantes ne pense plus qu’à l'inconstance des femmes, à leurs trahisons et à tous les défauts que les hommes ne cessent de leur imputer. Mais qu’il revienne chez sa maîtresse en étant bien reçu et tout cela sera vite oublié, du moins jusqu’à la prochaine déception.

Ces passions sont aisément surmontées lorsque nous avons fermement inscrit dans notre coeur l’idée que la seule vraie richesse humaine en ce monde est de posséder un esprit sain et de vrais amis. Alors nous restons facilement heureux et sommes généreux envers tous, quels que soient leur vices.

La mélancolie et la dépression peuvent par exemple être guéries en évitant de développer les idées inadéquates qui sont liées à la mémoire et en aidant l’esprit du malade à prendre conscience de ses désirs et à les réaliser dans la joie et l’amour, de manière à prendre conscience de sa vraie puissance. Ainsi plutôt que de le ramener à son passé, à sa maladie et à son impuissance, la thérapie philosophique l’invite à méditer sur sa santé et à agir par ses vertus vers son bonheur possible. Elle l’entraîne à devenir actif ici et maintenant pour devenir créateur d’une nouvelle vie dans l’avenir, par des affects d’enthousiasme et de sérénité qui accompagnent la réalisation de soi et l’amour de la liberté.

Celui qui veut régler ses passions et ses appétits par le seul amour de la liberté s'efforcera autant qu'il le peut de connaître les vertus et les causes qui les produisent de manière à toujours remplir son âme de la joie que cette connaissance y fait naître. Il évitera de se donner le spectacle des vices des hommes, de médire de l'humanité et de se réjouir d'une fausse apparence de liberté.

Quiconque observe avec soin cette règle et s'exerce à la pratiquer quotidiennement parviendra facilement et en très peu de temps à diriger la plupart de ses actions suivant les lois de la raison.

Ainsi, même si nous manquons de sagesse, même si nous ne sommes pas encore dans la béatitude, nous pouvons ainsi être toujours relativement dans la joie malgré l’injustice du monde et les tragédies de l’existence. Nous jouissons alors d’un vrai bonheur, une joie globale de vivre qui grandit avec le temps.

Notre bonheur peut alors plonger ses racines toujours plus profondément dans le terreau de l’être, déployer toujours plus haut ses branches dans le ciel de l’amitié, épanouir toujours plus ses fleurs à la lumière de la vie et donner des fruits toujours plus savoureux et pleins de graines de sagesse.

Ainsi plus la force de la raison grandit en nous, plus nos passions diminuent et plus nous sommes animés par la joie active des vertus, faisant ainsi l’expérience d’un bonheur de plus en plus solide.

La nature du bonheur

Dans le sens courant du terme, le bonheur n’est rien d’autre qu’une joie dominante, une joie assez forte pour emplir l’esprit d’une satisfaction globale et d’un sentiment de plénitude. Un tel bonheur n’est pas si difficile à acquérir. Il demande essentiellement la pratique d’une vertu : la prudence.

Par prudence il ne faut entendre rien d’autre que la fermeté avec laquelle nous examinons la vérité de toutes nos pensées avec un esprit vigilant pour voir si elles sont bien adéquates et si elles nous conduisent bien par de justes actions au bonheur. La seule pratique de la prudence suffit à nous rendre heureux dans l’instant même parce qu’elle nous fait immédiatement sentir notre puissance, c’est-à-dire notre liberté, et que cela nous remplit de joie.

La prudence s’exerce concrètement en réservant un temps chaque jour pour étudier la voie de la sagesse. Elle consiste à philosopher chaque jour et même à chaque instant, c’est-à-dire à cultiver l’intuition du réel, à rester vigilant sur la vérité de ce que nous pensons et à faire effort pour rester dans l’amour de Dieu, c’est-à-dire la Nature, et plus particulièrement l’amour de soi.

Cela peut se faire facilement en s’habituant à pratiquer régulièrement des exercices spirituels. Nous pouvons par exemple prendre un temps pour méditer chaque jour sur le tout de l’Etre. Nous pouvons examiner un à un les principes de l’Ethique. Nous pouvons chercher à comprendre nos passions quand elles naissent, à chaque épreuve de la vie comme les deuils, les maladies, les conflits avec les autres, les difficultés dans le travail ou l’éducation des enfants et ainsi de suite. A chaque fois nous pouvons en tirer une source de joie qui alimente note bonheur de fond. A chaque fois nous pouvons discerner le vrai du faux avec notre raison et tirer de chaque réflexion des préceptes de sagesse qui clarifient et fortifient notre imagination et notre mémoire dans le sens de la joie de vivre.

Nous pouvons également développer notre sagesse par de saines lectures et des relations amicales avec d’autres philosophes. Nous pouvons ainsi développer notre esprit avec la même joie et la même vigilance que nous mettons à prendre soin de notre corps et de notre santé.

La vie heureuse demande en effet autant une saine vie spirituelle qu’une bonne culture physique. Ainsi aux exercices corporels destinés à développer la joie d’être en forme et en bonne santé tout au long de notre vie (sports, danse, jeux, sexualité, etc.) nous pouvons ajouter les exercices spirituels destinés à augmenter notre joie de devenir toujours plus intelligent et sage, jour après jour : réflexions, dialogues, lectures, écritures, méditations…

L’examen des principes généraux de la thérapie psychophysiologique étant achevé, nous connaissons maintenant le moyen de remédier par nous-mêmes à toutes les passions qui naissent de tel ou tel événement et de vivre ainsi dans le bonheur.

Sommes-nous alors parvenu à la voie qui mène au but final, la béatitude ? Pas encore. Car une troisième et dernière étape est nécessaire à accomplir pour ouvrir encore notre esprit à la joie absolue. Pour cela il me faut voir comment passer des joies particulières et éphémères qui sont liées à la pensée des événements et des choses singulières à la joie générale et durable qui ne dépend de rien d’autre que de la puissance de notre raison.

Il est en effet impossible d’accéder à la béatitude tant que nous n’avons pas ouvert notre cœur à une toute nouvelle manière d’aimer. J’ai déjà entrevu quelques aperçus de cet amour. Il me faut maintenant l’étudier plus à fond.

Troisième étape : un nouvel art d’aimer

La pratique des exercices spirituels nous permet facilement de vivifier notre imagination. Elle nous donne le pouvoir de transformer chaque passion en vertu, chaque occasion de tristesse en source de joie. Mais n’existe-t-il pas une possibilité de vivre toute chose directement dans la joie ? Cela demande de transformer toutes nos pensées passives en pensées actives, pour jouir d’une totale autonomie affective et intellectuelle.

Comment transformer entièrement notre affectivité dans le sens de l’amour et toute notre pensée dans le sens de la raison ? Deux méthodes sont possibles, qui correspondent aux deux pouvoirs de l’esprit : l’imagination et la raison.

L’imagination ne peut amener à la béatitude, mais elle peut nous conduire à la félicité.

La voie de la félicité

Pour bien comprendre la félicité et le moyen d’y parvenir, nous devons examiner à nouveau le fonctionnement de l’imagination. A la différence de l’idée adéquate qui nous fait comprendre ce qu’est une chose par la pensée de son essence, une image est une idée inadéquate qui ne nous donne d’une chose qu’une connaissance partielle et confuse dans la mesure où nous ne connaissons d’elle que ses effets sur notre corps. Imaginer, c’est associer des idées à des images, c’est-à-dire à des affections corporelles. Si par exemple un homme nous agresse physiquement ou verbalement, notre pensée sera déterminée à imaginer que cet homme est un être violent et dangereux plutôt qu’à le connaître réellement dans son essence (qui ne peut être en aucune manière violente et dangereuse). Nous serons alors affectés de tristesse, de haine et de crainte et non de joie, de confiance et d’amour.

D’autre part, il est évident que plus une image se rapporte à un grand nombre de choses et d’images, plus elle revient fréquemment à l'esprit et l'occupe davantage. Ainsi si l’image de l’homme agressif est sans cesse ravivée par la vision d’autres hommes agressifs, nous serons portés à penser davantage à l’agressivité humaine et auront tendance à être affectés par la crainte, la haine et la tristesse. Nous pourrons certes toujours dissiper ensuite ces passions plus ou moins facilement par la thérapie psychologique et les exercices spirituels dont nous avons parlé. Mais il existe un autre moyen plus direct de leur échapper et ce moyen utilise la force de l’imagination. Comment l’imagination peut-elle nous libérer de la dépendance aux affects, alors que j’ai démontré qu’elle était par elle-même la source de toute la pensée inadéquate et donc l’origine même des passions ?

C’est en étant associée à la puissance amoureuse de la raison. La raison est une source d’amour autant que de science parce qu’elle est une source de joie active. Comprendre est en effet penser les choses comme Dieu les pense, par des pensées adéquates, claires et distinctes (le mot « comprendre » signifie d’ailleurs « prendre ensemble »). Par la vie selon la raison nous éprouvons la joie divine liée à notre puissance infinie.

Or il se trouve que nous unissons plus facilement nos images mentales avec les images des choses que nous concevons avec la raison que nous pouvons le faire avec toute autre sorte d'images. Ainsi l’image d’un agresseur nous fait penser immédiatement et sans effort à l’image de ce même homme agressé dès lors que nous avons la pensée adéquate qu’un homme ne peut être agressif et violent que parce qu’il a lui-même été agressé ou subi une violence. La violence ne peut en effet exister naturellement chez un homme. Elle est toujours réactive et passionnelle, parce qu’il éprouve un sentiment de haine, de vengeance ou de colère. Conscients de cela nous pouvons alors remplacer la première image par la seconde et changer de régime mental. De passif et confus, notre esprit devient actif et clair.

Mais l’esprit dispose avec l’imagination d’un plus grand pouvoir encore : il peut faire que toutes les affections du corps, c'est-à-dire toutes les images des choses, se rapportent à leur cause immanente, Dieu, c’est-à-dire la Nature. L’idée de Dieu peut en effet être associée à toute chose et à toute affection dans la mesure où il est nécessairement la source de tout. Toutes les images des choses peuvent ainsi être spontanément associées à l’idée de Dieu et nous faire éprouver l’affect qui naît de cette idée.

Quel est l’affect qui naît de l’idée de Dieu? C’est nécessairement de l’amour, et même un amour infini. Nous éprouvons en effet nécessairement une joie infinie dès que nous pensons l’idée de Dieu.

J’ai déjà parlé de cet amour qui naît de la joie de penser Dieu. Ce n’est pas un amour limité et variable comme le sont nos amours ordinaires : c’est un amour infini et constant, qui peut être éprouvé en permanence. Ce n’est pas encore à ce stade un amour absolu : il reste relatif, dépendant de nos affections et de la force de nos idées adéquates. Mais celui qui comprend ses passions et soi-même clairement et distinctement comme étant causés par Dieu, c’est-à-dire la Nature, éprouve nécessairement un amour infini pour lui, et il l’aime d'autant plus qu'il comprend ses passions et lui-même d'une façon plus claire et plus distincte.

Toutes les affections du corps concourent ainsi à générer cet amour de Dieu dès lors qu’elles sont pensées adéquatement, justement comme des images des choses, et non comme leur essence. Voyons pour cela un cas concret.

Le bonheur amoureux

Admettons que nous soyons complètement amoureux d’une personne parce que l’image de sa beauté (ou de toute autre qualité qui nous la fait aimer) génère en nous un affect de joie qui nous enchante et nous rend heureux. Cet amour ne peut que dégénérer en passion amoureuse assortie des frustrations, craintes, jalousies et dépendances habituellement liées à ce genre de situation si notre esprit n’est pas libre et notre cœur en permanence comblé de joie par notre sagesse relationnelle.

Comment être pleinement heureux de cet amour sans tomber dans la servitude passionnelle et la réduction de bonheur qui lui est inévitablement attachée, alors même que n’étant pas un sage, nous ne nous connaissons pas adéquatement et ne connaissons pas adéquatement cette personne? Cela est possible en comprenant que ce n’est pas elle que nous aimons mais ses qualités, ce qui est une pensée adéquate qui nous apporte la lucidité (elle possède des qualités mais pas toutes, ainsi notre amour ne sera pas excessif mais mesuré). Et surtout nous pouvons associer notre amour de ses qualités à l’idée de Dieu qui en est la source réelle. Une totale transformation affective se produit alors.

Car nous pouvons dès ce moment nous réjouir d’admirer ses qualités et l’aimer divinement en ressentant non seulement la joie qui naît de la contemplation de son être périssable, mais aussi la joie intérieure qui vient de la perception de Dieu, c’est-à-dire la Nature. Nous ressentons alors de l’amour pour Dieu incarné en cette personne, c’est-à-dire de l’enthousiasme, de la foi et de la dévotion envers sa valeur sacrée, mais nous restons alors dans la liberté et le bonheur.

Cet affect de joie amoureuse ne naît pas directement de la pensée de Dieu. Il a bien pour origine les qualités de cette personne. C’est bien elle que nous aimons, puisque sa valeur est la cause directe de notre joie. Cependant nous l’aimons d’un amour infini et indépendant d’elle et de ses actes. Notre amour est en effet celui de sa cause, Dieu, et pas seulement celui qui se limite à la seule admiration de ses qualités personnelles.

Cet amour n’est alors pas dépendant de la personne aimée : il naît de la contemplation de ses qualités humaines que nous pouvons retrouver d’une autre manière dans n’importe quelle autre personne, de la beauté que nous pouvons contempler aussi dans n’importe quelle chose, de la perception du merveilleux et du sacré dans n’importe quelle source de plaisir, par tous les sens. Il peut s’étendre à toutes nos perceptions sensorielles, pour peu que nous associons à chacune d’elle l’idée de Dieu, c’est-à-dire la Nature, même si nous ne comprenons pas l’essence des choses que nous percevons.

La seule condition pour ressentir cet amour infini est de penser adéquatement chacune de nos affections à travers la pensée de Dieu, c’est-à-dire la Nature. Cette joie divine et infinie peut ainsi enivrer notre esprit à l’occasion d’une perception quelconque : en écoutant adéquatement un chant d’oiseau ou une musique, en dégustant les saveurs et les senteurs des fleurs et des aliments, en admirant l’infinie variété des formes et des couleurs que la nature et l’art nous donnent à contempler, en savourant les caresses et les baisers que nous offrent notre vie amoureuse.

Un simple amour physique et esthétique qui pouvait nous rendre fou de jalousie et de dépendance si nous entrions dans les délires de l’imagination peut ainsi devenir la source d’un bonheur inouï dès lors que nous savons le vivre dans une ouverture à l’amour de Dieu, ou ce qui revient au même, surtout pour ceux qui ne comprennent pas Dieu clairement, dans l’amour général et spontané de la vie, à travers la dégustation raisonnée des splendeurs de la nature.

Ce nouveau bonheur n’est rien d’autre qu’un sentiment amoureux, mais il s’agit d’un état amoureux envers Dieu, ou plus exactement d’un amour des choses qui prend sa source dans l’intuition de Dieu, c’est-à-dire la Nature. Examinons mieux la nature de cet extraordinaire sentiment et ses différences avec l’amour ordinaire.

Un amour invincible

Etant donné que Dieu est nécessairement conçu comme la puissance infinie de la nature, le sentiment de joie amoureuse que nous éprouvons quand nous pensons à lui est d’abord infiniment plus fort que tout autre sentiment. De ce fait, il occupe nécessairement l'esprit plus que tout autre affect et aucun affect ne peut être plus fort : c’est un amour invincible.

De plus, comme Dieu, c’est-à-dire la Nature, est nécessairement exempt de passion, il n’est sujet à aucune affection de joie ou de tristesse et ne ressent donc aucun amour ou aucune haine envers quiconque. Ainsi, personne ne peut haïr Dieu dès lors qu’il le pense adéquatement. Au contraire, nous avons vu que nous sommes généralement déterminés à haïr la personne que nous aimons dès lors qu’elle engendre ou peut engendrer en nous un sentiment de tristesse, ce qui arrive inévitablement lorsque nous ne sommes pas parvenus au faîte de la sagesse suprême. Au contraire, plus nos affections nous amènent à penser à Dieu, c’est-à-dire la Nature, plus nous sommes joyeux, actifs et aimants et cet amour de Dieu ne peut se changer en haine.

Un amour thérapeutique

Cet amour joue même plutôt un rôle thérapeutique dans nos relations amoureuses habituelles. Il nous permet en effet de rester dans la joie et la sérénité même lorsque la personne que nous aimons nous quitte pour une autre, nous blesse ou nous déçoit. Il en va de même de tous les biens auxquels nous sommes liés d’amour, c’est-à-dire de tous nos attachements.

On pourrait objecter ici qu'en concevant Dieu comme cause de toutes choses, nous le concevons aussi comme cause de la tristesse et donc pas comme un objet d’amour. A cela nous pouvons répondre que dans la mesure où nous comprenons les causes de la tristesse, elle cesse d'être une passion et qu’elle cesse par là même d'être une tristesse. D'ou il suit que quand nous concevons Dieu comme cause de notre tristesse, nous éprouvons de la joie.

Si par exemple nous perdons notre profession ou notre maison, si nous perdons la vue ou un enfant, nous pouvons à chaque fois associer cette perte non pas à la tristesse qui découle de leur absence mais à la joie qui découle de notre amour de Dieu, c’est-à-dire de la nature et de la vie. Plutôt que de nous attrister de la perte de ces biens, nous nous réjouirons alors du bonheur d’avoir pu en jouir et de la possibilité de jouir de tout ce qui continue à exister.

Ainsi si nous perdons la vue nous pouvons nous réjouir de nos souvenirs visuels et de la possibilité de continuer à jouir du toucher, de l’ouie, du goût et de l’olfaction, sources de joies infinies. Nous pouvons toujours nous réjouir de l’harmonie de la musique, du parfum de la personne aimée, de la douceur de sa peau. Nous éprouverons même de la gratitude envers Dieu de nous avoir fait connaître la joie d’avoir eu cette faculté de voir, cette profession, cette maison, cet enfant merveilleux, et nous ne serons presque en aucune façon affecté par la passion et réduits à l’impuissance.

Un amour universel

L’amour de Dieu, c’est-à-dire la Nature, est également différent de l’amour habituel dans la mesure où il ne se fixe pas sur un objet ou sur un être particulier : c’est un amour universel. Non seulement il est le plus fort des amours, puisque sa cause est la plus forte des causes et sa joie la plus forte des joies, mais il est aussi le plus étendu car il peut naître de la perception de n’importe quelle chose qui nous affecte, dès lors que nous associons notre affection à l’idée de Dieu.

Cela est évident en ce qui concerne les bonnes et belles choses qui nous donnent de la joie. Mais très paradoxalement, cela peut aussi exister à partir de la perception des choses qui nous affectent négativement, comme la laideur, les injustices, les vices humains et autres sources habituelles de répulsion et d’indignation. En associant en effet ces affections à l’idée de Dieu, nous ne cessons pas d’éprouver de la répulsion pour ces maux et nous continuons à désirer les écarter de nous pour développer notre joie et rester dans le plaisir, mais nous éprouvons ces affects au sein d’un amour général de Dieu et de la vie.

La gaieté

De cette manière nous pouvons accueillir de bon cœur tous les événements du monde en continuant à éprouver un bonheur de fond, un affect constant de joie générale dont la cause est la simple perception de la perfection du réel, ou pour le dire autrement, de la bonté de la totalité de la vie. Grâce à cet affect que nous avons déjà appelé la gaieté, nous pouvons rester libres et forts même dans l’adversité, sans pour autant rester indifférents et insensibles aux mauvaises choses.

Au contraire, plus nous sommes gais et joyeux, plus nous pouvons être sensibles à ce qui est réellement bon et mauvais dans le monde, et mieux nous pouvons lutter contre les injustices et promouvoir le bonheur de l’humanité. Cependant notre combat ne s’effectue pas dans l’agressivité, la colère, la violence et la haine, mais dans le courage, la douceur, l’humour et la générosité, au sein d’une allégresse générale qui constitue la source inépuisable d’un bonheur de fond relativement indépendant des circonstances.

Un amour pur

L’amour envers Dieu, c’est-à-dire la Nature, se distingue également par sa pureté. En effet, celui qui aime Dieu ne peut faire effort pour que celui-ci l'aime à son tour. Il n’est donc animé par aucune attente, aucun désir de réciprocité, donc d’aucune frustration possible. Cet amour ne peut pas non plus être souillé par aucun sentiment d'envie ni de jalousie. C’est une joie sans mélange, une joie totale dont la source est la simple connaissance de Dieu, c’est-à-dire la Nature.

Dieu est alors simplement aimé pour lui-même, pour ce qu’il est en général et non pour ce qu’il fait en particulier, il est aimé en tant que source totale de tout, source sacrée de toute vie, source créatrice de tout bien, source ontologique de toute chose, cause immanente de toute affection, et cela indépendamment des méfaits ou des bienfaits qu’il peut nous apporter localement dans la vie matérielle.

Un amour suprême

L’amour de Dieu, c’est-à-dire la Nature, est enfin le bien le plus élevé que puisse désirer une âme dirigé par la raison. Il est en effet commun à tous les hommes et c’est pourquoi nous désirons que tous nos semblables en jouissent. Plus nous imaginons qu’un plus grand nombre d'hommes l’aime et jouit du bonheur qu'il procure, plus nous l’aimons nous-mêmes et sommes joyeux.

Cet amour est également le plus solide qui soit de tous nos affects temporels. Aucune passion ne peut lui être directement contraire et il n’y a rien qui puisse le détruire. L'amour de Dieu est ainsi de toutes nos passions (car il s’agit encore d’une passion) la plus constante, et tant qu'il se rapporte au corps, il ne peut être détruit qu'avec le corps lui-même.

Quant à la nature de cet amour quand il est une vertu qui se rapporte uniquement à l'esprit sans relation avec le corps et ses affections, c'est ce que je vais bientôt voir lorsque j’aborderai la béatitude elle-même.

Avant de parvenir à cette dernière et ultime étape, je vais faire un petit bilan de ce que j’ai étudié jusqu’à présent et faire quelques remarques utiles sur la vertu et la liberté.

J’ai établi que la puissance de l’esprit sur les passions consiste 1) dans la connaissance même des passions. 2) dans la séparation que l'esprit effectue entre une passion et la pensée de sa cause confusément imaginée. 3) dans l’éducation de notre esprit à la compréhension adéquate de ses affections. 4) dans l’association entre la multitude des causes qui entretiennent nos passions et l’idée de Dieu. 5) dans l'ordre où l'esprit peut disposer et enchaîner ses passions.

Voyons maintenant mieux en quoi consiste la vertu de l’homme libre qui vit dans la félicité.

La vertu de l’homme libre

La force d’une passion peut se comprendre de deux manières : soit nous comparons la passion d'un homme à celle d'un autre et nous voyons que l'un des deux est plus fortement agité que l'autre par la même passion. Soit nous comparons deux passions d'un seul et même homme, et nous reconnaissons qu'il est plus fortement affecté par l'une que par l'autre.

Or la force d'une passion est d’autant plus grande que la puissance de sa cause est supérieure à la notre. D’autre part, la puissance de l'esprit se détermine uniquement par le degré de connaissance qu'elle possède, c’est-à-dire son degré de vertu. Inversement, son impuissance vient de sa seule privation de connaissance liée au fait qu'il a des idées inadéquates. De ce fait, notre esprit pâtit d’autant plus qu’il est constitué dans la plus grande partie de son être par des idées inadéquates. Il se distingue alors davantage par ses affections passives que par les actions qu'il effectue. Ainsi le dépressif ne peut user de sa vertu et de l’intelligence que pourtant il possède dans la mesure où son esprit est dominé par ses idées inadéquates, entraînant une mésestime de lui-même et une dépendance affective aux autres qui le plongent dans la mélancolie et l’angoisse.

Au contraire, l'esprit agit d’autant plus qu’il est constitué dans la plus grande partie de son être par des idées adéquates. Dans ce cas, il se distingue plus par les idées qui dépendent de la vertu que par celles qui marquent son impuissance.

Ainsi, ce qui fait la valeur et la puissance d’un être n’est rien d’autre que la proportion de ses idées adéquates et inadéquates, c’est-à-dire la proportion de vertu et de passion qui le déterminent à agir. La force d’âme est ainsi directement liée à la proportion d’affects actifs par rapport aux affects passifs, et un sage n’est rien d’autre qu’un être donc la majorité des affects est active, sinon la totalité. On voit ainsi que la supériorité d’un être sur un autre ne dépend en aucune façon de l’âge, de l’intelligence, du savoir ou de la position sociale mais seulement de son degré de vertu.

La liberté et l’indépendance affective

Nous avons déjà vu que nos inquiétudes et l’ensemble des maux de l’esprit tirent leur origine de l'amour excessif qui nous attachent à des choses et des personnes sujettes à mille variations et dont la possession durable est impossible. Personne, en effet, n'a d'inquiétude ou d'anxiété que pour un objet qu'il aime. Ainsi les injures, les soupçons, les inimitiés et autres sources de conflit n'ont pas d'autre source que l’amour qui nous enflamme pour des objets et des personnes que nous ne pouvons réellement posséder avec plénitude. Dès lors le seul remède à la souffrance est la complète libération de notre esprit de toutes les choses que nous aimons, et cela peut se faire aisément lorsque nous ressentons la félicité et la gaieté qui découlent de l’amour de Dieu, c’est-à-dire la Nature.

De cette manière nous ne cessons pas d’aimer les choses et les personnes. Au contraire, nous les aimons mieux et plus pleinement encore. La seule manière de rester imperturbablement joyeux et serein est de ne s’attacher à aucune possession pour pouvoir mieux nous réjouir de l’existence de toutes les choses. Il est en effet impossible d’être totalement libre si on ne se détache pas de tout désir de posséder (ce qui signifie abandonner la crainte de tout perdre). De même il est impossible de se libérer de l’attachement à quoi que ce soit si on n’aime pas tout (ce qui signifie comprendre tout comme une source de joie).

Ces remarques nous font mieux comprendre la manière dont la connaissance claire et distincte de nous-mêmes par l’intuition de Dieu nous rend libre, puissant et heureux. Si cette connaissance ne transforme pas encore à ce niveau toutes nos passions en vertus, elle fait du moins que les passions ne constituent que la plus petite partie de notre âme. De plus, elle fait naître en nous l'amour d'un objet immuable et éternel, que nous possédons véritablement et avec plénitude, et cet amour ne peut alors plus être souillé de ce triste mélange de vices que l'amour amène ordinairement avec soi : jalousie, haines, mesquinerie, etc.

Enfin, cet amour pur peut prendre des accroissements toujours nouveaux. Il peut occuper la plus grande partie de l'esprit et s'y déployer infiniment tout au long de la vie, jour après jour, seconde après seconde, en s’appliquant à chaque être et à chaque chose rencontrées, et cela d’autant plus que nous éprouvons pour eux des affects de joie liés à la pensée de Dieu, c’est-à-dire de tout.

Ce bonheur invincible, universel, pur, général et stable est déjà un bonheur extraordinaire et tout à fait merveilleux.

Cependant il reste encore relatif et variable dans la mesure où il continue à être relativement dépendant du temps. Il sera en effet plus ou moins grand en fonction de notre manière de penser, ce qui dépend du hasard des circonstances, des choses extérieures, des événements et des affections qu’ils engendrent, de notre degré de santé et de notre forme. C’est pourquoi nous devons l’appeler félicité pour le distinguer des bonheurs ordinaires et du bonheur suprême et ultime auquel nous réserverons le terme de béatitude.

Ces réflexions terminent l’examen des bonheurs liés à la vie présente tels qu’ils résultent de la thérapie de toutes nos passions. Le moment est maintenant venu de traiter du bonheur absolu et réellement parfait, celui qui concerne la vie de l'esprit considérée cette fois sans relation avec la vie du corps.

La béatitude

La différence entre le bonheur au sens ordinaire (enthousiasme et sérénité, gaieté et félicité) et la béatitude ne réside qu’en une seule chose : non l’intensité de l’affect que nous éprouvons, mais sa pureté.

La béatitude est un bonheur parfait et total dans la mesure où rien ne trouble sa joie ni ne peut le troubler. Cette qualité extraordinaire tient à une raison très simple : la béatitude ne dépend pas des événements extérieurs, parce que la joie qui la constitue ne dépend ni du temps ni de l’espace. C’est en effet un bonheur lié à l’intuition directe de l’être infini, par ce que j’ai appelé le troisième genre de connaissance ou « science intuitive de la nature ».

La science intuitive et l’éternité

Nous sommes dans le troisième genre de connaissance lorsque nous pensons les choses du monde sans les considérer comme des corps existants dans l’espace et le temps, mais en les rapportant à leur essence éternelle. A ce moment là notre esprit pense les choses non plus dans leur durée existentielle, dans l’espace-temps du monde, mais dans leur éternité essentielle, au sein de l’être infini. Une transformation cognitive majeure s’opère alors : notre esprit fait à ce moment lui-même l’expérience qu’il est éternel : il se ressent comme n’étant pas lié à la vie du corps et à ses variations affectives. Nous ne pensons alors plus les choses en utilisant notre mémoire et notre imagination, nous les pensons directement à travers les idées adéquates de la raison, par l’intuition directe de la manière dont la substance infinie produit les choses en elle par elle-même.

A ce moment là nous pensons les choses comme Dieu les pense, ou, pour le dire autrement, nous faisons l’expérience que Dieu pense en nous, ou encore que nous sommes une modalité d’être de Dieu.

L’expérience humaine de la divinité

Nous avons tous l’expérience d’être divin lorsque nous ressentons un pur amour. L’expérience amoureuse est en effet le paradigme même de la divinité. L’énergie infinie de Dieu, c’est-à-dire la Nature, n’est rien d’autre que la joie infinie d’être ce qu’elle est, à savoir l’être infini créateur de toute chose. Nous faisons donc l’expérience de notre divinité à chaque fois que nous sommes amoureux d’une autre personne, et nous devenons alors créateur de notre vie comme Dieu est le créateur de la vie du monde.

Hors de l’état amoureux, nous expérimentons la joie divine d’être Dieu, c’est-à-dire la Nature, quand nous effectuons une activité créatrice. Ainsi le mathématicien qui conçoit de nouveaux objets mathématiques comme des équations et les formes géométriques qui les expriment fait dans cette création conceptuelle l’expérience de l’éternité. Il expérimente l’éternité des choses qu’il pense et l’éternité de son propre esprit dans la mesure où il n’y a aucune différence entre les unes et les autres. L’esprit du mathématicien n’est en effet rien d’autre que l’ensemble de ses idées adéquates. Au moment où il pense adéquatement ses équations, il les conçoit comme Dieu les conçoit, autrement dit il fait l’expérience qu’il est une modalité de Dieu. Les idées adéquates ne sont en effet pas autre chose que les idées mêmes par lesquelles Dieu conçoit les nombres, les formes et leurs enchaînements dans la nature. Ainsi quand le mathématicien intuitionne la réalité mathématique, il est en quelque sorte Dieu lui-même, c’est-à-dire la nature.

Il en va de même du musicien qui compose un morceau, improvise une mélodie ou interprète une œuvre d’une manière créatrice : les sons et les harmonies qu’il engendre concrètement sous la forme d’ondes acoustiques sont dans leur essence même indépendantes du temps. S’il conçoit cette réalité musicale par la connaissance du troisième genre, il le fait de la manière même où Dieu les conçoit lui-même. A ce moment également il fait l’expérience qu’il est éternel, c’est-à-dire qu’il est Dieu, c’est-à-dire la Nature, et il éprouve une joie absolue et éternelle.

Nous pouvons étendre ces exemples à toutes les créations adéquates, toutes les pensées dans laquelle nous concevons les choses par intuition de leur essence, des plus grandioses créations de l’art, de la technique et de la science aux plus banales et quotidiennes de nos actions et de nos pensées. Un simple échange de regard avec notre amour peut ainsi déflagrer l’extase la plus grande dès lors que notre cœur sait percevoir dans la beauté sacrée de ce regard l’infinie puissance de Dieu.

De même, à tout moment de la vie quotidienne, y compris dans les activités les plus triviales comme les tâches ménagères ou le travail alimentaire, nous pouvons penser la réalité d’une manière adéquate en enchaînant nos idées adéquates au sein de l’intuition de tout en Dieu, c’est-à-dire la Nature. Notre esprit se ressent alors comme éternel et il perçoit qu’il est Dieu, ou du moins une de ses manières d’être.

Notre action devient alors habitée par la joie et guidée par la vertu, et nous éprouvons alors pleinement le sens même de la vie dans tout ce que nous faisons. Nous sommes alors libéré de tout finalisme et bien sûr de toute morale. Atteignant à chaque instant notre finalité, qui est le bonheur, nous ne cherchant plus alors à atteindre aucun but, aucun modèle. Tout ce que nous faisons, nous le faisons parfaitement bien, et nous retirons de cette perfection une joie totale et éternelle qui ne dépend plus du temps. Nous sentons et expérimentons alors que nous sommes éternels.

Éternité et immortalité

L’éternité doit être distinguée de l’immortalité. Dire que l’esprit se perçoit comme éternel, c’est dire qu’il se perçoit dans son essence même comme existant hors du temps et de l’espace. Cela ne veut pas dire qu’il durera indéfiniment. Au contraire, cela signifie qu’il ne dure pas : l’esprit sent simplement qu’il est éternel dans le sens où il se perçoit comme existant d’une manière intemporelle. Pas plus que la substance dont il est un mode, notre esprit n’a jamais commencé à exister et il ne finira jamais. Il n’est que la manière dont Dieu se perçoit lui-même dans une partie de lui-même, à travers les affections d’un corps déterminé. Si le corps humain est mortel tant qu’il est conçu par l’esprit dans l’attribut de la matière, l’esprit lui-même n’est pas mortel puisque son être demeure dans l’attribut pensée de l’être infini, en dehors de l’espace et du temps.

Quand l’esprit a l’intuition qu’il est éternel, il perçoit qu’il ne peut entièrement périr avec le corps. Il sent que quelque chose d’éternel demeure de lui après la mort, tout autant qu’il demeurait avant la vie de son corps, (expressions impropres puisque l’esprit vit en réalité dans l’éternité et non dans le temps). Il est d’ailleurs impossible que nous nous souvenions d'avoir existé avant le corps, puisque aucune trace de cette existence ne peut se rencontrer dans le corps, (à moins que les corps eux-mêmes ne s’affectent pendant la durée de la vie). L'éternité ne peut en effet se mesurer par le temps, ni avoir avec le temps aucune relation. Et cependant nous sentons et éprouvons que nous sommes éternels dans le présent.

L'esprit ne sent en effet pas moins les choses qu'il conçoit par la raison que celles qu'il a dans la mémoire. Les yeux de l'âme qui nous font voir et observer les choses telles qu’elles sont ne sont rien d’autre que les démonstrations intuitives, c’est-à-dire l’enchaînement harmonieux des idées les unes aux autres selon l’ordre de la nature, par le biais de l’intuition de toute chose à partir de l’idée de Dieu.

Cette pensée de Dieu ne dérive pas comme tout à l’heure de l’imagination des choses, mais de leur compréhension par la pensée adéquate. Or plus nous comprenons les choses particulières, plus nous comprenons Dieu. Et plus nous comprenons Dieu et plus nous nous comprenons nous-mêmes et toute chose par intuition, et plus nous vivons dans l’éternité.

La vertu suprême

La puissance suprême de l'âme et la suprême vertu est de connaître les choses d'une connaissance du troisième genre. Plus l'âme est apte à connaître les choses de manière intuitive, plus elle désire les connaître de cette façon parce qu’elle sent qu’elle réalise alors son essence et qu’elle atteint une sorte d’existence parfaite, libérée de tout ce qui peut l’empêcher d’être libre, aimante et joyeuse.

Maintenant que j’ai examiné la nature de la science intuitive et la manière dont elle nous permet de nous faire accéder à la conscience de notre éternité, je vais enfin aborder l’affect spécifique qui est associé à cette prise de conscience, la béatitude.

La nature de la béatitude

L’intuition de notre éternité s’accompagne pour notre esprit du plus parfait état affectif dont il puisse jouir. Cet état n’est plus un mouvement vers la joie, c’est un repos dans la joie. Cette joie est différente des joies ordinaires. C’est une joie extraordinaire qui engendre un état de satisfaction parfaite. Cette satisfaction est parfaite dans la mesure où elle s’accompagne de la certitude qu’elle ne peut s’arrêter, puisqu’elle ne dépend pas du temps. Celui qui l’éprouve sait qu’il pourra l’éprouver tout au long de sa vie quoiqu’il puisse lui arriver, pou peu bien sûr qu’il y accède, parce que la joie qui la constitue accompagne la simple prise de conscience de la réalité en Dieu, c’est-à-dire la Nature.

Cette joie éternelle correspond à l’affect le plus stable et le plus profond qui soit, la sérénité. Par sérénité il faut entendre ici non seulement l’absence totale de crainte mais aussi la joie de savoir que la béatitude est sans cesse possible.

L’homme de la béatitude se reconnaît ainsi au fait qu’il vit dans un calme, une confiance, une égalité d’âme inébranlables. Cette sérénité n’est pas différente dans sa nature de la sérénité relative que nous avons déjà examinée auparavant dans le cas de la félicité : c’est une joie d’être libéré de toute crainte. Cependant la sérénité liée à la béatitude est d’une solidité absolue en ce sens qu’elle n’est pas liée aux événements du temps.

La béatitude est en effet une joie liée à l’intuition de l’éternité de toute chose. C’est donc une sérénité absolue, vécue comme une joie éternelle, une joie qui ne dépend de rien, parce qu’elle est reliée à tout. Elle ne demande rien d’autre pour être éprouvée que de tout penser à travers l’intuition. Cette intuition de soi-même et de toute chose au sein de l’éternité ne demande aucun effort de pensée, aucun pouvoir magique ou surnaturel. Elle accompagne en effet la conscience spontanée de tout être humain une fois qu’il a reconnu sa vraie nature. Nous pouvons en faire l’expérience assez facilement par un exercice spirituel et un seul, la méditation.

La méditation

Par méditation j’entends simplement l’intuition de l’être, ou si on préfère la prise de conscience du réel. Nous pouvons tout faire en méditant. Méditer, c’est simplement percevoir les choses telles qu’elles sont. C’est comprendre et agir d’une manière adéquate : sans faire de projection, d’interprétation ou d’analyse. C’est simplement être soi-même, un avec tout.

En un sens, la méditation n’est pas un exercice spirituel. C’est l’état de notre esprit lorsqu’il accède à la pensée intuitive, qui est l’état naturel de la conscience. Avant d’être remplie par des idées inadéquates par la perception puis par la mémoire et l’imagination, la conscience est en effet l’intuition directe du réel. C’est la perception directe de l’esprit par l’esprit (ou du corps par le corps, si on se place dans l’attribut de l’espace-temps) La méditation n’est ainsi rien d’autre que l’expérience directe de l’être par lui-même, au sein de l’éternité. C’est la pensée naturelle de Dieu, et donc aussi celle de l’homme. C’est en particulier celle des bébés et sans doute celle des animaux.

L’être qui médite connaît les choses d’une manière pleinement consciente sans avoir recours à la mémoire ou à l’imagination. Il perçoit le monde tel qu’il est, comme une seule énergie divine, sans dualisme. Il conçoit alors tout ce qui existe comme parfait et accède immédiatement à l’expérience de la sérénité absolue. Il vit sans cesse dans la contemplation et s'élève alors au comble de la perfection humaine. Il est alors saisi de la joie la plus vive qui soit, accompagnée de l'idée de soi-même et de sa propre vertu. C’est cette joie éternelle qui prend le nom de béatitude. Ce terme de béatitude renvoie à l’idée d’une ouverture totale (béance) à l’être infini. Cette notion peut être comprise de deux manières.

La béatitude peut d’abord être comprise comme une ouverture de l’esprit à la totalité de la réalité qui est acceptée totalement comme parfaite par le simple fait qu’elle existe. Elle se caractérise donc par une approbation totale de l’existence, non seulement dans l’instant et dans tel ou tel de ses aspects, mais dans sa totalité et pour toujours. Et c’est cette approbation inconditionnelle du réel qui s’accompagne d’une absolue sérénité.

La béatitude peut également être comprise comme une ouverture du cœur à une nouvelle joie d’être bien supérieure à toutes les joies relatives et limitées que j’ai décrites jusqu’ici. On peut décrire cet affect comme une joie absolue et illimitée. Cette joie ne peut naître qu’après avoir accédé à la sérénité absolue. C’est une joie de s’abandonner dans le sein de l’Etre. Cette ouverture du cœur suppose que toutes les craintes aient été vaincues, en particulier la crainte de la mort et celle de la folie, craintes qui ont pour origine le désir de ne pas se perdre dans l’infini..

Cette crainte est totalement vaincue lorsque l’esprit se ressent comme éternel. Il perçoit en effet qu’il ne peut rien perdre puisqu’il est déjà de toute éternité en perdition dans l’infini.

Cette joie n’est pas infinie sur le plan de l’intensité (ce qui ne peut avoir de sens) mais dans sa qualité même : c’est une joie sans limite. Sans contenant ni contenu, c’est une joie vécue comme l’expérience que Dieu fait de lui-même. En ce sens nous pouvons l’appeler extase, dans la mesure où notre esprit sort par elle de ses limites connues et qu’il se sent baigner dans la substance infinie et éternelle de la joie que Dieu ressent à être lui-même. Dans l’expérience de l’extase, l’être humain ne perçoit plus ses limites corporelles ou spirituelles. Il fait l’expérience qu’il est un mode de Dieu, c’est-à-dire la Nature. Il perçoit qu’il est un avec tout.

Il ne faut pas cependant être trompé par ces analyses et imaginer la béatitude comme une expérience exceptionnelle et inaccessible. La béatitude est en fait un affect très simple, sans doute vécu par tous les bébés. Cependant les bébés n’ont pas encore conscience qu’ils éprouvent cet affect parce qu’ils n’ont pas encore la conscience de la séparation entre leur être et Dieu, c’est-à-dire la Nature. Chez l’être humain qui a accédé à la conscience de soi, la béatitude n’est rien d’autre que la joie de comprendre qui accompagne la science intuitive. Cette joie peut survenir dès l’enfance. La sagesse ne dépend pas de l’âge. Elle suppose seulement l’éveil de la raison. Comprendre par la raison, c’est percevoir le réel et l’aimer d’une manière qui ne dépend pas du temps.

La béatitude n’est donc rien d’autre que cela : la jouissance qui découle de la compréhension de l’être, ou en un mot la joie d’être. Ainsi le bonheur parfait n’est rien d’autre qu’une joie réflexive. C’est la joie qui a pour origine la conscience de Dieu par lui-même en l’homme.

Maintenant que j’ai défini clairement la nature de la béatitude, je vais m’intéresser plus précisément au moyen de l’atteindre.

La pratique spirituelle

La voie qui mène à la béatitude ne peut être que la méditation, c’est-à-dire l’état d’éveil de l’esprit qui parvient spontanément à penser toute la réalité à travers le troisième genre de connaissance.

Il faut cependant remarquer ici que le désir de connaître les choses de cette manière et l'effort que nous faisons pour cela ne peuvent naître de la connaissance du premier genre, c’est-à-dire des opinions, abstractions et images qui viennent de l’imagination. Ils ne peuvent naître que du second genre de connaissance, le raisonnement et bien sûr de nos premières intuitions. Il faut en effet avoir déjà suffisamment réformé son esprit et transformé ses passions en vertu par la pratique de la philosophie pour que le désir d’atteindre la béatitude et de se consacrer à une vie méditative apparaisse avec assez de force.

Toute personne qui pratique la méditation en ayant l’esprit occupé par des idées inadéquates et le cœur entravé par des passions ne pourra en aucune façon éprouver le moindre affect de sérénité ou d’extase béatifique, même si elle peut à l’occasion éprouver certaines joies extraordinaires à ses yeux. Ainsi il peut arriver que beaucoup d’adeptes de voies méditatives, ascétiques, religieuses ou intellectuelles qui déclarent se consacrer à l’éveil de leur esprit soient en fait éloignés de la véritable pratique spirituelle dans la mesure où ils ne cherchent pas véritablement la connaissance de l’être et la vérité scientifique mais plutôt une sorte de fuite de la réalité par leur imaginaire. Cette pratique spirituelle inauthentique est aisément reconnaissable au fait qu’elle admet des croyances qui engendrent des pratiques superstitieuses et des actions illusoires, comme par exemple la volonté de lutter contre le mal ou l’espoir d’atteindre un but quand ce n’est pas la haine ou l’ambition. Un véritable pratiquant spirituel se reconnaît au contraire au fait qu’il ne cherche qu’à penser sa vie dans la lumière de la vérité et à agir dans l’amour selon cette vérité, en adéquation avec la réalité. En cela il cherche bien à réaliser un désir, celui de bonheur, et non à atteindre un but.

Il faut voir maintenant que les idées adéquates ne peuvent naître que d’autres idées adéquates et jamais d’idées inadéquates. Ainsi, plus il pense selon la raison, plus l'esprit apprend à tout concevoir sous le caractère de l'éternité. Cette pensée éternitaire ne vient pas de ce qu'il conçoit l'existence présente et actuelle de son corps, mais de ce qu'il conçoit son corps et toute chose dans leur éternité.

Quand notre esprit connaît notre corps dans son éternité, il accède nécessairement à la connaissance et à l’amour de Dieu. Notre esprit perçoit alors qu’il est en Dieu et qu’il est conçu par Dieu. Ainsi la connaissance du troisième genre ne dépend que de la perception par l’esprit de son éternité. Plus nous possédons à un plus haut degré ce troisième genre de connaissance, plus nous avons de nous-mêmes et de Dieu une conscience plus pure, et plus nous sommes parfaits et heureux.

La véritable pratique spirituelle est donc bien la méditation, c’est-à-dire la conscience spontanée des choses, de manière à tout comprendre de manière intuitive tout au long de la vie.

Il me reste maintenant à préciser la nature de l’amour associé à la béatitude. Nous avons vu que tout ce que nous connaissons d'une connaissance du troisième genre nous fait éprouver, outre le sentiment d’éternité, un sentiment de joie éternelle accompagné de l'idée de Dieu comme cause de notre joie. Cette connaissance produit ainsi nécessairement un amour de Dieu différent de celui que nous avons déjà analysé dans l’étude de la félicité.

L’intuition de notre éternité produit en effet une joie accompagnée de l'idée de Dieu comme cause, non en tant que nous imaginons Dieu comme présent, mais en tant que nous nous concevons nous-mêmes comme éternel et parfait, parce que nous concevons tout à partir de l’idée de Dieu. Je donnerais à ce nouvel amour associé à la béatitude le nom « d'amour intellectuel de Dieu. »

L’amour intellectuel de Dieu

A la différence de l’amour de Dieu fondé sur l’imagination, l’amour intellectuel de Dieu, c’est-à-dire la Nature, est éternel et vécu comme tel. Bien qu’il n'ait pas de commencement, il a toutes les perfections de l'amour, comme s'il avait une origine. Notre esprit sent alors qu’il possède éternellement la perfection que nous avons supposé qu'il commençait à acquérir, et cette possession éternelle est accompagnée de l'idée de Dieu comme de sa cause éternelle. Si la joie ordinaire consiste dans le passage à une perfection plus grande, la joie de la béatitude consiste pour l'esprit dans la possession de la perfection elle-même.

Comme l’esprit n'est sujet aux affections passives que pendant la durée du corps, il n'y a d'amour éternel que cet amour intellectuel. Comme tout amour, cet amour intellectuel est vécu comme une délectation de ce qu’il aime dans un présent éternel. Le terme intellectuel ne doit pas tromper : il s’agit bien d’une jouissance sensible. La joie éprouvée est affective, et elle peut très bien se déployer à travers les modalités spatiotemporelles du corps, d’une manière sensuelle, sensorielle, charnelle. Cependant son principe est la connaissance adéquate des choses comme des modes de Dieu, c’est-à-dire la Nature, sans que l’esprit ne soit troublé par les délires de l’imagination, et c’est pourquoi nous devons parler ici d’amour intellectuel.

D’ailleurs si on examine l'opinion du commun des hommes, on verra justement qu'ils ont conscience de l'éternité de leur âme, mais qu'ils confondent cette éternité avec la durée, la conçoivent par l'imagination ou la mémoire, et c’est pourquoi la plupart sont persuadés que tout cela subsiste après la mort et qu’ils s’affligent à l’idée de perdre les objets de leur amour, ce qui les fait vivre dans l’anxiété, la jalousie et les autres affects négatifs.

Cherchons maintenant à mieux comprendre la nature de l’amour intellectuel de Dieu, puisque toute notre béatitude en découle. Nous savons que cet amour diffère des autres par le fait qu’il prend Dieu pour objet et non un de ses modes. Mais quelle en est la source ? On pourrait croire que c’est notre esprit, par une augmentation de puissance, comme dans tout amour. Ce n’est pas le cas. L’amour intellectuel n’a pas pour origine notre esprit, mais Dieu lui-même, c’est-à-dire la nature. L'amour intellectuel qui est éprouvé par notre esprit envers Dieu n’est rien d’autre que l'amour même que Dieu éprouve pour lui-même, et c’est pourquoi il est infini. Cet amour est aussi un amour de soi, ou pour le dire autrement, l'amour intellectuel de l'esprit pour Dieu est une partie de l'amour infini que Dieu a pour soi-même, mais cette partie est de la même nature que l’amour de Dieu pour lui-même, c’est pourquoi il est parfait et éternel.

Il résulte de là que Dieu, en tant qu'il s'aime lui-même, aime aussi les hommes, (évidemment pas de manière passionnelle, mais pleinement active) et par conséquent que l'amour de Dieu pour les hommes et l'amour intellectuel des hommes pour Dieu ne sont qu'une seule et même chose. De ce fait, aimer Dieu ainsi est aussi aimer tous les hommes d’un amour infini.

L’amour infini

La béatitude nous fait dépasser l’amour de soi égoïste, l’amour lié à notre personnalité, notre corps et notre existence temporelle. Elle nous fait accéder à un amour complètement dépassionné, un amour de pure générosité que l’on peut qualifier de trans-personnel ou d’universel, un amour qui vient de l’être infini et s’adresse en nous à la totalité des hommes et de l’univers. La béatitude apparaît ainsi comme un amour cosmique qui embrasse tout dans un « oui sacré » à la vie, une adhésion amoureuse à la totalité qui réalise en fait la véritable libération spirituelle et l’accomplissement même de notre essence.

La libération de l’esprit

Ce n’est que lorsqu’on éprouve l’amour infini qu’on peut parler véritablement de liberté de l’esprit. La véritable liberté spirituelle n’est en effet rien d’autre que vivre dans l’amour éternel pour Dieu, ou ce qui revient au même, dans la perception de l'amour que Dieu a pour nous. C’est donc non sans raison que les Ecritures sacrées donnent à cette béatitude le nom de gloire.

Que l'on rapporte en effet cet amour à Dieu ou à l'esprit, cette paix intérieure ne se distingue en rien de la gloire, dans la mesure où la gloire est une joie liée à l’idée que nos actions sont louées par les autres. Si nous le rapportons à Dieu, cet amour est en lui-même une joie accompagnée de l'idée de lui-même. Si nous le rapportons à l'esprit, c'est encore la même chose. De plus, l'essence de notre esprit consistant tout entière dans la connaissance, et Dieu étant le principe de notre connaissance et son fondement, nous pouvons comprendre très clairement de quelle façon et par quelle raison l'essence et l'existence de notre esprit résultent de la nature divine et en dépendent continuellement. Nous voyons ainsi par cet exemple combien la connaissance intuitive des choses particulières par le troisième genre est préférable et supérieure à la connaissance des choses universelles du second genre.

Alors que la seconde reste encore générale et procède par des règles et des démonstrations pour nous déterminer à agir dans la joie, l’amour et la vertu, la première procède par la connaissance directe des choses singulières et concrètes, par une seule intuition, totalement et immédiatement.

Ainsi, bien que nous ayons vu d’abord que toutes choses (et par conséquent aussi l'esprit humain) dépendent de Dieu dans leur essence et dans leur existence, cette démonstration, si solide et si parfaitement certaine qu'elle soit, frappe cependant notre esprit beaucoup moins qu'une preuve tirée de l'essence de chaque chose particulière et aboutissant pour chacune en particulier à la perception de Dieu.

Pour prendre un exemple précis, l’amour intellectuel de Dieu apparaît avec infiniment plus de force et de facilité quand on perçoit intuitivement la présence de Dieu à travers le regard des personnes qui nous entourent que lorsque nous raisonnons abstraitement sur la nécessaire divinité de ces mêmes personnes avec le langage. La connaissance du troisième genre par laquelle nous percevons intuitivement les essences singulières de chaque être nous affecte plus que tout autre chose, et c’est cette science intuitive qui est le bien suprême que nous cherchons depuis le début, c’est-à-dire la sagesse.

La connaissance intuitive de l’essence singulière de chaque être est infiniment plus puissante pour susciter en nous l’amour de Dieu et la béatitude parce que sa source est notre essence divine autant que celle des autres. Deux êtres qui se regardent en éprouvant cet amour réalisent ainsi la plus grande épiphanie qui soit de Dieu. Ils s’aiment réciproquement de l’amour dont Dieu s’aime lui-même, et nous pouvons appeler cela un amour sacré autant qu’un amour libre, ou encore une béatitude partagée.

L’être humain ne peut rien vivre de plus puissant que cet amour. Il n'y a rien en effet dans la nature qui soit contraire à cet amour intellectuel ou qui puisse le détruire. Par conséquent, plus l’esprit connaît de choses d'une connaissance du second et du troisième genre, moins il est sujet à pâtir sous l'influence des affections mauvaises, et moins il a de crainte de la mort et d’amour de la vie. La mort devient en effet d'autant moins nuisible que nous connaissons et aimons Dieu, c’est-à-dire que nous nous sentons vivants.

De plus, puisque c'est de la connaissance du troisième genre que naît la paix la plus parfaite dont l'esprit soit capable de jouir, il en résulte que l'esprit humain peut être d'une nature telle que ce qui périt de lui avec le corps ne soit d'aucun prix en comparaison de ce qui continue d'exister après la mort.

Avec tout cela il faut remarquer que celui dont le corps est propre à un grand nombre de fonctions a un esprit dont la plus grande partie est éternelle. Il est en effet moins sujet que personne au conflit des passions mauvaises et contraires à sa nature. Par conséquent, il a le pouvoir d'ordonner et d'enchaîner les affections du corps suivant la loi de la raison et de faire que toutes ces affections se rapportent à l'idée de Dieu. Il sera donc animé de l'amour de Dieu qui occupera la plus grande partie de son esprit et sentira constamment que la plus grande partie de son esprit sera éternelle.

Pour comprendre tout cela plus clairement, il faut remarquer que nous vivons dans une variation continuelle, et suivant que nous changeons en bien ou en mal, nous sommes heureux ou malheureux. On dit qu'un enfant est malheureux quand la mort en fait un cadavre ; on appelle heureux, au contraire, celui qui jouit d'un esprit sain dans un corps sain tout au long de sa vie. Le corps d’un enfant au berceau n'étant propre qu'à un petit nombre de fonctions et dépendant principalement des causes extérieures, il possède un esprit qui n'a qu'une très faible conscience et de soi, de Dieu et des choses. Au contraire, un corps propre à un grand nombre de fonctions est joint à un esprit qui possède à un très haut degré la conscience de soi et de Dieu et des choses. C'est pourquoi notre principal effort dans cette vie doit être de transformer le corps de l'enfant ou d’un ignorant, autant que sa nature le permet, en un autre corps qui soit propre à un grand nombre de fonctions et corresponde à un esprit doué à un haut degré de la conscience de soi et de Dieu et des choses. Ainsi sa mémoire et son imagination n'auront, au regard de son intelligence et de sa raison, presque aucune valeur.

Plus une chose a de perfection, plus elle agit et moins elle pâtit, et réciproquement, plus elle agit, plus elle est parfaite. Ainsi la partie de notre esprit qui survit au corps, si grande ou si petite qu'elle soit, est toujours plus parfaite que l'autre partie. Car la partie éternelle de l'esprit est la raison, par laquelle seule nous agissons. Celle qui périt, c'est l'imagination, principe de toutes nos facultés passives et la mémoire qui en découle. Ainsi, le fait pour l’esprit de se savoir éternel le rend aussi actif qu’il peut l’être et tend à le faire développer ce qu’il y a de plus parfait en lui.

Tels sont les principes touchant l'esprit indépendamment de toute relation avec l'existence du corps et la voie qui mène à la béatitude, c’est-à-dire l’amour intellectuel de Dieu.

Cependant pendant que nous progressons vers la sagesse, que nous nous entraînons à méditer et à développer notre félicité et notre béatitude, il nous faut vivre le mieux possible. C’est pourquoi nous finirons par quelques remarques sur la vie du philosophe, tant il est vrai que même le plus sage des hommes ne peut rester toute sa vie qu’un philosophe, c’est-à-dire un amant de la sagesse, quand bien même il lui arrive déjà d’éprouver parfois l’extase de la béatitude.

L’éthique au quotidien

Tant que nous ne sommes pas complètement dans la perfection, nous pouvons utiliser notre imagination et notre mémoire pour adopter une règle de vie ferme et généreuse qui nous rapproche de la vraie liberté et diminue les causes de notre servitude. Même si nous ne savons pas que notre esprit est éternel, nous pouvons ainsi continuer à considérer comme les premiers objets de la vie humaine la moralité, la piété, la religion et tout ce qui se rapporte à la fermeté et à la générosité de l'esprit.

Le premier et unique fondement de la vertu est en effet la recherche de ce qui est utile. Or, pour déterminer ce que la raison déclare utile à l'homme, il n’est pas nécessaire de connaître l'éternité de l’esprit. Il suffit de philosopher. Ainsi donc, que nous soyons ou non dans la béatitude, nous pouvons agir selon les prescriptions de la raison qu j’ai déjà analysées.

Quel que soit son avancement dans la sagesse, le philosophe se conduira autant qu’il le peut dans la jouissance la plus complète de la vie et cette jouissance n’aura pas d’autre fondement que son désir de vivre selon la vertu qui découle naturellement de la connaissance qu’il a de Dieu. Plus il comprendra, plus il vivra dans la joie et la sérénité, et plus il pourra connaître des moments de félicité et de béatitude.

Sa jouissance n’aura toutefois rien à voir avec les plaisirs habituels auxquels se livrent les autres hommes. Elle ne vient pas en effet de la satisfaction de ses désirs sensuels mais de la conscience de la perfection de l’être, quelles qu’en soient les modalités. La sagesse consiste à vivre toute chose de la même manière que Dieu les vit : en les concevant, en les célébrant, en les aimant.

Nous pouvons également voir combien nous nous écartons clairement ici de la croyance religieuse vulgaire. La plupart des hommes pensent en effet qu'ils ne sont libres que tant qu'il leur est permis d'obéir à leurs passions et ils croient perdre de leur droit naturel lorsqu’ils obéissent aux commandements de la loi divine. La piété, la religion et toutes les vertus qui se rapportent à la force d'âme apparaissent à leurs yeux comme des fardeaux dont ils espèrent se débarrasser à la mort, en recevant le prix de leur esclavage, c'est-à-dire de leur soumission à la religion et à la piété.

Ce n'est d’ailleurs pas cette seule espérance qui conduit les croyants. La crainte des terribles supplices dont ils sont menacés dans un supposé autre monde est encore un motif puissant qui les détermine à vivre, autant que leur faiblesse et leur esprit impuissant le comportent, selon les commandements de la loi divine. Si on ôtait aux hommes cette espérance et cette crainte, s'ils se persuadaient que les esprits périssent avec le corps et qu'il n'y a pas une seconde vie pour les malheureux qui ont porté le poids accablant de la piété, il est certain qu'ils reviendraient à leur naturel primitif, réglant leur vie selon leurs passions et préférant obéir à la fortune qu'à eux-mêmes. Mais cette croyance est absurde comme le serait celle d'un homme qui s'emplirait le corps de poisons et d'aliments mortels, par cette belle raison qu'il n'espère pas jouir pour l'éternité d'une bonne nourriture, ou qui, voyant que l'âme n'est pas éternelle ou immortelle, renoncerait à la raison et désirerait devenir fou, toutes choses tellement énormes qu'elles méritent à peine qu'on s'en occupe.

Au contraire, la béatitude n'est pas le prix de la vertu mais elle est la vertu elle-même. Ce n'est pas en effet parce que nous contenons et réduisons nos passions que nous pouvons vivre dans la joie de la béatitude. C'est parce que nous la ressentons que nous sommes capable de contenir et de réduire nos passions et de satisfaire tous nos désirs vertueux.

En effet, plus l'esprit jouit, mieux il exerce son intelligence et plus il a de puissance sur ses passions, et moins il pâtit des affections mauvaises.

Lorsque l’esprit a assez de puissance pour jouir de la béatitude à chaque instant, il atteint le stade suprême de la vie humaine, la sagesse. Il parvient alors à contenir et à réduire toutes ses passions, agit toujours par amour et dans la vertu, et il vit dans le bonheur absolu.

Celui qui atteint assez de sagesse ne se retire pas du monde pour autant. Il ne se réfugie pas dans une pure contemplation. Au contraire, il jouit de son bonheur d’autant plus pleinement qu’il s’engage activement dans le monde en réalisant au mieux ses désirs, sans plus être gêné par ses passions, dans une créativité et une autonomie complète, par l’exercice serein de sa puissance d’être, de jouir et d’agir, en accord avec lui-même et avec le monde.

La réduction de ses passions libère son énergie vitale au summum de sa puissance dans le sens de la culture de la plus grande joie. Il atteint ainsi l’apogée de la vie la plus haute et la plus désirable, en créant l’existence la plus belle possible pour lui, à chaque instant, dans le temps et l’espace qui lui sont propres, mais au sein de l’éternité. Il se consacre nécessairement à aider les autres à développer leur raison et leur bonheur sans en attendre rien, par pure générosité, comme un arbre donne des fruits.

Nous voyons clairement ici l'excellence du sage et sa supériorité sur l'ignorant. Seulement conduit par ses passions aveugles, l'ignorant est agité en mille sens divers par les causes extérieures et ne possède jamais la véritable paix de l'esprit. Vivant dans l'oubli de soi-même, de Dieu et de toutes choses, il ne connaît aucune vraie joie et passe pour ainsi dire à côté de sa vie. Cesser de pâtir, pour lui, c'est cesser d'être.

Au contraire, l'esprit du sage vit serein et pratiquement sans trouble, quoiqu’il arrive, le pire comme le meilleur. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même, de Dieu et des choses, il ne cesse jamais d'être libre, joyeux et actif et jouit en permanence du plus parfait bonheur.


Quatrième partie : Éthique

L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Conclusion

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