Principes de la philosophie de Descartes/Partie I

De Spinoza et Nous.
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Principes de la philosophie de Descartes


Baruch Spinoza


Première partie




Sommaire


Pensées métaphysiques
Cogitata metaphysica
Autres œuvres

Introduction

Avant d'en venir aux propositions elles-mêmes et à leurs Démonstrations, il a paru bon d'exposer brièvement pourquoi Descartes a douté de tout, par quelle voie il a trouvé les fondements stables des sciences et enfin par quels moyens il s'est délivré de tous ses doutes. Nous aurions disposé tout cela dans l'ordre mathématique, si nous n'avions pensé que l'inévitable prolixité de cette exposition empêcherait que cela ne fût dûment perçu d'une seule vue par l'entendement ainsi qu'en un tableau.

Descartes donc, afin de procéder avec la plus grande prudence dans son investigation des choses, s'est efforcé :

1° De rejeter tous préjugés ;

2° De trouver des fondements sur lesquels s'élèverait tout l'édifice ;

3° De découvrir la cause de l'erreur ;

4° De connaître toute chose clairement et distinctement.

Pour pouvoir parvenir au premier, au second et au troisième points il commence par tout révoquer en doute ; non certes à la manière d'un sceptique pour qui le doute est la seule fin poursuivie, mais à l'effet de libérer son esprit de tous préjugés et de trouver par là les fondements fermes et inébranlables des sciences comme il ne pouvait manquer de le faire, s'il en existe. Les vrais principes des sciences en effet doivent être si clairs et certains qu'ils n'aient besoin d'aucune démonstration, qu'ils excluent tout risque de doute, et qu'on ne puisse rien démontrer sans eux. Il en a trouvé de tels après un doute prolongé. Quand il y fut parvenu, il ne lui fut pas difficile de distinguer le vrai du faux, de découvrir la cause de l'erreur, et aussi, de prendre garde qu'il ne mît le faux et le douteux à la place du vrai et du certain.

Pour parvenir au quatrième et dernier point, c'est-à-dire pour connaître toutes choses clairement et distinctement, sa règle principale fut de faire une revue de toutes les idées simples, desquelles toutes les autres sont composées, et de les examiner une à une. Sitôt en effet qu'il pourrait percevoir les idées simples clairement et distinctement, il connaîtrait sans doute aussi avec la même clarté et la même distinction toutes les autres qui en sont composées. Après ces préliminaires nous expliquerons brièvement comment Descartes a révoqué toutes choses en doute, trouvé les vrais principes des sciences et s'est délivré des difficultés des doutes.

Doute universel. — En premier lieu, il considère toutes les choses perçues par les sens, savoir le ciel, la terre et autres semblables, et jusqu'à son propre corps ; toutes choses que jusqu'alors il avait cru qui existaient dans la Nature. Et il doute de leur certitude parce qu'il avait observé que ses sens le trompaient quelquefois et s'était souvent persuadé pendant ses rêves de l'existence réelle de beaucoup de choses, pour reconnaître ensuite son illusion ; enfin parce qu'il avait entendu affirmer par d'autres hommes, même pendant l'état de veille, qu'ils sentaient une douleur dans des membres perdus depuis longtemps. Il put donc, non sans raison, douter de l'existence même de son corps. Et tout cela lui permit de conclure avec vérité que ses sens ne sont pas (puisqu'on peut les révoquer en doute) le fondement le plus solide sur lequel toute la science doive être édifiée, et que la certitude doit dépendre d'autres principes plus certains. Pour poursuivre sa recherche de ces principes il considère en second lieu toutes les choses universelles telles que la nature corporelle en général et son étendue, la figure, la quantité, etc., comme aussi toutes les vérités mathématiques. Bien que ces notions lui parussent plus certaines que toutes celles qu'il avait eues par les sens, il trouva cependant une raison d'en douter : parce qu'il était arrivé à d'autres de se tromper à leur sujet, et surtout parce qu'il avait fixée dans l'esprit, une opinion ancienne suivant laquelle il existerait un Dieu pouvant tout ; un Dieu l'ayant créé lui-même tel qu'il était et ayant pu faire qu'il fût trompé même dans les choses lui paraissant les plus claires. Par ce moyen donc il révoqua tout en doute.

Découverte du fondement de toute science. — Pour trouver les vrais principes des sciences il chercha ensuite s'il avait révoqué en doute tout ce qui pouvait tomber sous sa pensée, ce qui était une façon d'examiner s'il ne restait pas peut-être encore quelque chose dont il ne doutât pas. Si en effet, doutant comme il la faisait, il trouvait quelque chose que, ni pour aucune des raisons précédentes, ni pour aucune autre, il ne pût révoquer en doute, il jugea avec raison qu'il la pourrait prendre comme fondement pour y asseoir toute la connaissance. Et, bien qu'en apparence il eût tout mis en doute puisqu'il doutait également des choses acquises par les sens et des choses perçues par le seul entendement, il se trouva cependant un objet encore à examiner : à savoir lui-même qui doutait ainsi. Non pas en tant qu'il se composait d'une tête, de mains et d'autres membres du corps, toutes choses déjà comprises dans le doute ; mais seulement en tant qu'il doutait, pensait, etc. Il reconnut par un examen très attentif qu'aucune des raisons ci-dessus indiquées ne pouvait ici justifier le doute : que ce soit en rêve ou à l'état de veille qu'il pense, encore est-il vrai qu'il pense et qu'il est ; que d'autres ou que lui-même aient erré en d'autres sujets, ils n'en existaient pas moins, puisqu'ils erraient. Il ne pouvait non plus supposer par aucune fiction un auteur de sa propre nature qui, si rusé qu'il fût pût le tromper en cela ; car dans le temps qu'on le supposera trompé on devra accorder qu'il existe. Quelque autre cause de doute qu'il pût concevoir enfin, il ne s'en pourra trouver aucune qui ne le rende en même temps au plus haut point certain de sa propre existence. Bien mieux, plus il se trouvera de raisons de douter, plus, il y aura aussi d'arguments pour le convaincre de son existence. Si bien que, de quelque côté qu'il se tourne pour douter, il n'en est pas moins contraint de s'écrier : je doute, je pense, donc je suis.

Cette vérité découverte, il trouve en même temps le fondement de toutes les sciences et aussi une mesure et une règle de toutes les autres vérités, à savoir :

Tout ce qui est perçu aussi clairement et distinctement que cette première vérité est vrai.

Qu'il ne puisse y avoir d'autre fondement des sciences que celui-là, ce qui précède le montre avec une clarté suffisante, et plus que suffisante, parce que tout le reste peut être révoqué en doute sans aucune peine, mais que cela ne peut l'être en aucune façon. A l'égard toutefois de ce principe : je doute, je pense, donc je suis, il importe avant tout d'observer que cette affirmation n'est pas un syllogisme, dont la majeure serait passée sous silence. Car, si c'était un syllogisme, les prémisses devraient être plus claires et mieux connues que la conclusion même : donc je suis ; et, par conséquent, je suis ne serait pas le premier fondement de toute connaissance ; outre que cette conclusion ne serait pas certaine, car sa vérité dépendrait de prémisses universelles que notre Auteur a depuis longtemps révoquées en doute, Ainsi ce je pense, donc je suis, est une proposition unique équivalant à celle-ci : je suis pensant.

Il faut savoir, en outre, pour éviter la confusion dans ce qui suivra (car la chose doit être perçue clairement et distinctement) ce que nous sommes. Car une fois qu'on l'aura connu clairement et distinctement, notre essence ne pourra plus être confondue avec d'autres. Pour le déduire de ce qui précède, notre Auteur continue comme il suit.

Il rappelle à sa mémoire toutes les pensées qu'il a eues autrefois sur lui-même : que son âme était un corps subtil semblable au vent, au feu ou à l'éther, répandu dans les parties plus épaisses du corps ; que son corps lui était plus connu que son âme et qu'il en avait une perception plus claire et plus distincte. Il trouve que tout cela est en contradiction manifeste avec ce qu'il vient de connaître avec certitude : car il pouvait douter de son corps, mais non de son essence en tant qu'il pensait. De plus, ne pouvant percevoir clairement et distinctement ces choses, il devait, pour se conformer à la règle de méthode qu'il s'était prescrite, les rejeter comme si elles étaient fausses. Puis donc qu'il ne pouvait, ayant égard à ce qu'il savait déjà de lui-même, les reconnaître comme lui appartenant, il continue à chercher plus outre les choses qui appartenaient proprement à son essence, celles qu'il n'avait pu révoquer en doute et à cause desquelles il lui fallait affirmer son existence. De telle nature sont les suivantes : il voulait prendre garde à ne pas se tromper, il désirait acquérir des idées claires de beaucoup de choses ; il doutait de tout ce qu'il ne pouvait concevoir clairement ; jusqu'à présent il n'avait affirmé qu'une seule vérité ; il niait et rejetait comme faux tout le reste ; il imaginait malgré lui beaucoup de choses ; il en observait enfin beaucoup, qui semblaient venir des sens. Comme de chacune de ces manières d'être prise à part son existence ressortait avec une égale évidence et qu'il ne pouvait en ranger aucune parmi les choses révoquées en doute, qu'enfin toutes pouvaient se concevoir sous le même attribut, il s'ensuit que ce sont autant de vérités et de manières d'être appartenant à sa nature. Et ainsi en disant je pense, comme il l'avait fait, il entendait tous ces modes de penser : douter, connaître, affirmer, nier, vouloir, ne pas vouloir, imaginer et sentir.

Il faut noter avant tout ici, ce qui sera d'un grand usage par la suite, où il s'agira de la distinction de l'âme d'avec le corps :

1° Que ces modes de penser sont connus clairement et distinctement sans les autres choses dont il est encore douté ;

2° Que le concept clair et distinct, que nous en avons, est rendu obscur et confus si l'on y veut adjoindre quelqu'une des choses dont il est encore douté.

Délivrance de tous doutes. — Pour se rendre certain des choses qu'il avait révoquées en doute et lever tout doute, il continue en dirigeant sa recherche sur la nature de l'Être le plus parfait et sur son existence. Sitôt en effet qu'il aura vu qu'il existe un Être tout parfait, par la puissance de qui toutes choses sont produites et conservées, et dont la nature répugne à ce qu'il soit trompeur, cette raison de douter provenant de ce qu'il ignorait sa propre cause sera levée. Car il saura que la faculté de discerner le vrai d'avec le faux ne lui a pas été donnée par un Dieu souverainement bon et véridique pour qu'il fut trompé. Et ainsi les vérités mathématiques et toutes les choses paraissant très évidentes ne pourront plus être suspectées. Il fait alors un pas nouveau en avant pour lever les autres causes de doute et se demande : d'où vient que nous errons quelquefois ? Et quand il a trouvé que cela vient de ce que nous usons de notre libre volonté pour donner notre assentiment à ce que nous n'avons perçu que confusément, il est en droit de conclure aussitôt, qu'il pourra, par la suite, se tenir en garde contre l'erreur, pourvu qu'il ne donne son assentiment qu'à ce qu'il aura perçu clairement et distinctement. Or chacun peut obtenir cela facilement de lui-même, parce qu'il a le pouvoir de contraindre sa volonté et de faire ainsi qu'elle soit contenue dans les limites de l'entendement. Mais comme, dans le premier âge, nous avons acquis beaucoup de préjugés dont nous ne nous libérons pas aisément, pour nous en délivrer et ne rien admettre que nous ne percevions clairement et distinctement, il continue en faisant une revue de toutes les notions et idées simples dont toutes nos pensées sont composées ; il les examine chacune en particulier afin d'observer ce qu'il y a de clair et ce qu'il y a d'obscur en chacune. Ainsi pourra-t-il aisément distinguer le clair d'avec l'obscur et former des pensées claires et distinctes ; et il sera facile par là de trouver une distinction réelle entre l'âme et le corps ; ce qu'il y a de clair et ce qu'il y a d'obscur dans les perceptions que nous avons par les sens ; en quoi enfin le rêve diffère de l'état de veille. Après quoi il ne peut plus ni douter de ses veilles ni être trompé par les sens ; et ainsi s'est-il délivré de tous les doutes ci-dessus énumérés.

Avant cependant que je termine cette introduction, il faut, ce semble, que je donne satisfaction à ceux qui objecteraient : comme l'existence de Dieu ne nous est pas connue par elle-même, il ne paraît pas que nous puissions être certains d'aucune chose ; car de prémisses incertaines (et nous avons dit que tout était incertain aussi longtemps que nous ignorons notre origine) il ne se peut rien conclure de certain.

Pour écarter cette difficulté Descartes répond ainsi : de ce que nous ne savons pas encore si peut-être l'auteur de notre origine ne nous a pas créés tels que nous devions être trompés même dans les choses qui nous paraissent les plus évidentes, il ne suit pas que nous puissions douter de ce que nous connaissons clairement et distinctement en soi-même, ou même par le raisonnement, pendant le temps que nous y sommes attentifs ; nous pouvons douter seulement de ce que nous avons antérieurement démontré qui était vrai, et dont le souvenir peut nous revenir, alors que nous ne sommes plus attentifs aux raisons dont nous l'avons déduit et que nous les avons oubliées. C'est pourquoi, bien que l'existence de Dieu soit connue non par elle-même mais par autre chose, nous pourrons parvenir cependant à une connaissance certaine de l'existence de Dieu, pourvu que nous fassions la plus grande attention à toutes les prémisses d'où nous la concluons. Voir Principes, partie I, article 13, et réponse aux deuxièmes objections, n° 3 et la fin de la cinquième Méditation.

Comme cette réponse toutefois ne satisfait pas tout le monde, j'en donnerai une autre. Nous avons vu plus haut, quand nous parlions de la certitude et de l'évidence de notre existence, qu'elle se conclut de ce que, de quelque côté que nous dirigions le regard de notre esprit, nous ne rencontrons aucune raison de douter qui ne nous convainque par cela même de notre existence : que nous soyons attentifs à notre propre nature ; que nous nous représentions l'auteur de notre nature comme un rusé trompeur ; ou qu'enfin nous invoquions quelque autre raison de douter, extérieure à nous, que nous n'ayons précédemment jamais vu qui intervînt à aucun autre sujet. Car, bien que, si nous prenons garde à la nature du Triangle, par exemple, nous soyons obligés de conclure que ses trois angles égalent deux droits, nous ne pouvons cependant pas conclure cela de ce que peut-être nous sommes trompés par l'auteur de notre nature ; tandis qu'au contraire, de cela même notre existence ressort avec la plus grande certitude. Nous ne sommes donc pas obligés de conclure, de quelque côté que nous dirigions le regard de notre esprit, que les trois angles d'un triangle égalent deux droits, mais nous trouvons, au contraire, un motif d'en douter ; et cela, parce que nous n'avons pas de Dieu une idée telle qu'étant affectés par elle, il nous soit impossible de penser que Dieu est trompeur. Car à celui qui n'a pas de Dieu l'idée vraie que nous supposons que nous n'avons pas, il est aussi facile de concevoir son auteur comme étant trompeur que comme ne l'étant pas. De même qu'à celui qui n'a aucune idée du Triangle il est aussi facile de penser que ses trois angles égalent ou n'égalent pas deux droits. Nous accordons donc que, en dehors de notre existence, nous ne pouvons être absolument certains d'aucune chose, si vraiment attentifs que nous soyons à sa démonstration, aussi longtemps que nous n'avons pas de Dieu une conception claire et distincte nous obligeant d'affirmer qu'il est souverainement véridique, ainsi que notre idée du Triangle nous contraint de conclure que ses trois angles égalent deux droits ; mais nous nions que nous ne puissions en conséquence parvenir à aucune connaissance. Car, cela est évident par tout ce qui précède, le point central autour duquel tourne toute la question consiste en ceci seulement : que nous puissions former une conception de Dieu ne nous permettant plus de penser avec une égale facilité qu'il est trompeur et qu'il n'est pas trompeur, mais nous contraignant d'affirmer qu'il est souverainement véridique. Dès que nous aurons formé cette idée, en effet, la raison que nous avions de douter des vérités mathématiques sera levée ; car de quelque côté que nous dirigions alors le regard de notre esprit pour mettre l'une d'elles en doute, nous ne trouverons rien d'où nous ne devions conclure par cela même qu'elle est très certaine, ainsi qu'il arrive au sujet de notre existence : Par exemple, si, après être parvenus à l'idée de Dieu, nous considérons attentivement l'idée du Triangle, cette idée nous contraindra d'affirmer que ses trois angles égalent deux droits ; si nous considérons l'idée de Dieu, elle nous contraindra d'affirmer qu'il est souverainement véridique, auteur et conservateur incessant de notre nature, et, par suite, ne nous trompe pas au sujet de cette vérité concernant le Triangle. Nous ne pourrons pas plus, sitôt que nous considérons l'idée de Dieu (que nous supposons qui sera déjà en notre possession) penser qu'il est trompeur, qu'en considérant l'idée du Triangle nous ne pouvons penser que ses trois angles diffèrent de deux droits. Et, de même que nous pouvons former cette idée du Triangle, bien que ne sachant pas si l'auteur de notre nature ne nous trompe pas, de même nous pouvons aussi rendre claire pour nous l'idée de Dieu et nous la mettre devant les yeux, bien que doutant encore si l'auteur de notre nature ne nous trompe pas en tout. Et, pourvu que nous l'ayons, de quelque façon que nous l'ayons acquise, cela suffira, comme on l'a montré, pour lever tout doute. Ayant posé ce que je viens de dire, je réponds à l'objection qu'on élève : nous ne pouvons être certains d'aucune chose, non du tout aussi longtemps que nous ignorons l'existence de Dieu (car je n'ai point parlé de cela), mais aussi longtemps que nous n'avons pas de lui une idée claire et distincte. Si donc quelqu'un veut argumenter contre moi, il devra dire : nous ne pouvons être certains d'aucune chose avant que nous ayons une idée claire et distincte de Dieu. Or nous ne pouvons avoir une idée claire et distincte de Dieu, aussi longtemps que nous ignorons si l'auteur de notre nature ne nous trompe pas. Donc nous ne pouvons être certains d'aucune chose aussi longtemps que nous ne savons pas si l'auteur de notre nature ne nous trompe pas, etc. A quoi je réponds que j'accorde la majeure mais que je nie la mineure. Car nous avons une idée claire et distincte du Triangle bien que ne sachant pas si l'auteur de notre nature ne nous trompe pas ; et, pourvu que nous ayons de Dieu une telle idée, comme je l'ai abondamment montré plus haut, nous ne pouvons douter ni de son existence ni d'aucune vérité mathématique.

Après cette introduction nous allons commencer notre exposition.


Définitions

I. Je comprends par le nom de pensée tout ce qui est en nous et dont nous avons immédiatement conscience.

Ainsi toutes les opérations de la volonté, de l'entendement, de l'imagination et des sens sont des pensées. J'ai ajouté immédiatement pour exclure les choses qui sont des conséquences des pensées ; ainsi le mouvement volontaire a bien la pensée pour principe mais il n'est cependant pas lui-même une pensée.

II. J'entends par le nom d'idée cette forme d'une pensée quelconque, par la perception immédiate de laquelle j'ai conscience de cette pensée même.

Ainsi je ne puis rien exprimer par des mots (quand j'entends ce je dis) sans qu’il soit certain par cela même que j'ai en moi l'idée de ce qui est signifié par ces mots. Et ainsi je n'appelle pas idées, seulement les images qui ont peintes dans l'imagination ; et même, je n'appelle ces images en aucune façon des idées en tant qu'elles sont dans l'imagination corporelle, c'est-à-dire en tant qu'elles sont peintes dans quelque partie du cerveau, mais seulement en tant qu'elles informent l'esprit lui-même tourné vers cette partie du cerveau.

III. Par réalité objective d'une idée j'entends l'être ou l'entité de la chose représentée par l'idée, en tant que cette entité est dans l'idée.

On pourra dire de même façon perfection objective, artifice objectif, etc. Car tout ce que nous percevons dans les objets des idées est objectivement dans ces idées mêmes.

IV. Les mêmes choses sont dites être formellement dans les objets des idées quand elles sont en eux telles que nous les percevons ; et éminemment quand elles n'y sont pas telles, à la vérité, mais si grandes qu'elles puissent tenir lieu de celles qui seraient telles.

On observera que, si je dis qu'une cause contient éminemment les perfections de son effet, je veux signifier par là que la cause contient les perfections de l'effet plus excellemment que ne les contient l'effet lui-même (Voir aussi l'Axiome 6).

V. Toute chose dans laquelle réside immédiatement comme en un sujet, ou par laquelle existe, quelque chose que nous percevons, c'est-à-dire quelque propriété, qualité, ou attribut, dont l'idée réelle est en nous, est appelée substance.

Nous n'avons pas en effet d'autre idée de la substance, elle-même précisément prise, sinon qu'elle est une chose dans laquelle existe formellement ou éminemment ce quelque chose que nous percevons, c'est-à-dire qui est objectivement dans l'une de nos idées.

VI. La substance dans laquelle réside immédiatement la pensée est appelée Esprit.

Je parle ici d'un esprit plutôt que d'une âme parce que le nom d'Âme est équivoque et souvent pris pour désigner une chose corporelle.

VII. La substance qui est le sujet immédiat de l'étendue, et des accidents qui présupposent l'étendue, comme de la figure, de la situation, du mouvement dans l'espace, etc., est appelée Corps.

Quant à savoir si c'est une seule et même substance qui est appelée Esprit et Corps, ou si ce sont deux substances différentes, cela devra être examiné plus tard.

VIII. La substance que nous connaissons qui est par elle-même souverainement parfaite et dans laquelle nous ne concevons absolument rien qui enveloppe quelque défaut, c'est-à-dire quelque limitation de perfection, est appelée Dieu.

IX. Quand nous disons que quelque attribut est contenu dans la nature ou le concept d'une chose, c'est de même que si nous disions que cet attribut est vrai de cette chose, c'est-à-dire qu'il peut être affirmé d'elle avec vérité.

X. Deux substances sont dites être réellement distinctes quand chacune d'elle peut exister sans l'autre.

Nous avons omis ici les Postulats de Descartes parce que nous n'en tirons aucune conclusion dans ce qui suit ; nous prions cependant sérieusement les lecteurs de les lire et de les méditer attentivement.


Axiomes

I. Nous ne parvenons à la connaissance et à la certitude d'une chose inconnue que par la connaissance et la certitude d'une autre chose qui est elle-même antérieure en certitude et en connaissance.

II. Il existe des raisons qui nous font douter de l'existence de notre corps.

Cela a été effectivement établi dans l'Introduction, c'est pourquoi nous le posons comme un axiome.

III. Si nous avons en nous quelque chose outre l'esprit et le corps, cela nous est moins connu que l'esprit et le corps.

On observera que ces axiomes n'affirment rien des choses extérieures mais seulement ce que nous trouvons en nous, en tant que nous sommes choses pensantes.


Proposition 1

Nous ne pouvons être absolument certains d'aucune chose, aussi longtemps que nous ne savons pas que nous existons.

Démonstration : Cette proposition est évidente par elle-même, car celui qui ne sait pas d'une manière absolue qu'il est, ne sait pas non plus qu'il est un être affirmant ou niant, c'est-à-dire que certainement il affirme ou il nie.

On observera ici que, bien que nous affirmions ou niions beaucoup de choses avec une grande certitude sans faire attention à ce que nous existons, si cela n'était pas posé d'abord comme indubitable, tout pourrait être révoqué en doute.

Proposition 2

Le je suis doit être connu de lui-même.

Démonstration : Si vous le niez c'est donc qu'il ne sera connu que par une autre chose dont (par l'axiome 1) la connaissance et la certitude devront être en nous antérieures à cette affirmation : je suis. Or cela est absurde (par la proposition précédente) donc je suis doit être connu de soi. C.Q.F.D.

Proposition 3

Je suis n'est pas la première vérité et n'est pas connu de soi en tant que je suis une chose composée d'un corps.

Démonstration : Il y a certaines raisons qui nous font douter de l'existence de notre corps (par l'axiome 2) ; donc (par l'axiome 1) nous ne parviendrons à la certitude à son égard que par la connaissance et certitude d'une autre chose, qui est elle-même antérieure en connaissance et en certitude. Donc cette affirmation : je suis n'est pas la première vérité et n'est pas connue de soi en tant que je suis une chose formée d'un corps

C.Q.F.D.

Proposition 4

Je suis ne peut être la première vérité connue qu'en tant que nous pensons.

Démonstration : Ce jugement : je suis une chose corporelle ou formée d'un corps, n'est pas la première vérité connue (par la proposition précédente) ; et je ne suis pas non plus certain de mon existence, en tant que je suis formé d'une chose autre que l'esprit et le corps ; car si nous sommes formés de quelque autre chose, distincte de l'esprit et du corps, cette autre chose nous est moins connue que le corps (par l'axiome 3) ; donc je suis ne peut être la première vérité qu'en tant que nous pensons.

Corollaire : Il est évident par là que l'esprit, c'est-à-dire la chose pensante est plus connue que le corps.

(Pour plus ample explication, voir Principes, partie I, art. 11 et 12).

Scolie : Chacun aperçoit avec la plus grande certitude qu'il affirme, nie, doute, connaît, imagine, etc. ; c'est-à-dire qu'il existe en tant que doutant, connaissant, affirmant, etc. ; Soit en un mot que pensant et il ne peut le révoquer en doute. C'est pourquoi ce jugement je pense, ou je suis pensant, est le fondement unique (par la proposition 1) et le plus assuré de toute la Philosophie. Et comme dans les sciences on ne peut, pour connaître les choses avec le plus de certitude, chercher ni désirer, autre chose que de tout déduire des principes les plus assurés et de tout rendre aussi clair et distinct que les principes d'où on le déduit, il suit de là que tout ce qui est pour nous aussi évident et tout ce que nous percevons aussi clairement et distinctement que ce principe déjà trouvé, et tout ce qui s'accorde avec ce principe et en dépend de telle sorte que, si nous en voulions douter il nous faudrait aussi douter du principe, nous devons le tenir pour très vrai. Pour avancer toutefois le plus prudemment qu'il se pourra dans l'énumération de ces choses, je n'admettrai d'abord comme également évidentes et perçues aussi clairement et distinctement, que celles que chacun observe en lui-même, en tant que pensant ; comme, par exemple, qu'il veut ceci et cela, qu'il a telles idées déterminées, et qu'une idée contient en elle plus de réalité et de perfection qu'une autre ; ainsi celle qui contient objectivement l'être et la perfection de la substance est beaucoup plus parfaite que celle qui contient seulement la perfection objective d'un accident ; celle enfin qui est de toutes la plus parfaite est celle qui a pour objet l'être souverainement parfait. Nous apercevons ces choses, dis-je, non seulement avec une évidence égale, une clarté et une distinction égales, mais peut-être encore plus distinctement. Car non seulement elles affirment que nous pensons mais de quelle manière nous pensons. De plus, nous disons aussi que s'accordent avec le principe posé ces choses qui ne peuvent pas être révoquées en doute, sans que ce fondement inébranlable soit du même coup révoqué en doute ; ainsi par exemple si quelqu'un veut mettre en doute s'il pourrait être sorti du néant, du même coup il pourra mettre en doute si nous existons, alors que nous pensons. Car, si je puis affirmer quelque chose du néant, à savoir qu'il peut être cause de quelque chose, je pourrai du même droit affirmer aussi du néant la pensée et dire que je ne suis rien alors que je pense. Comme cela m'est impossible, il me sera impossible aussi de penser que quelque chose vienne du néant. Après ces considérations, j'ai décidé de placer ici dans l'ordre convenable les principes qui nous sont maintenant nécessaires pour aller plus outre et de les mettre au nombre des Axiomes ; attendu que Descartes les propose comme des Axiomes à la fin de sa Réponse aux deuxièmes objections et que je ne veux pas être plus rigoureux que lui-même. Toutefois, pour ne pasm'écarter de l'ordre suivi au début, je m'appliquerai àles éclaircir le plus possible et à montrer comment ils dépendent l'un de l'autre et dépendent tous de ce principe : je suis pensant, ou s'accordent avec lui par l'évidence et la raison.

Axiomes pris de Descartes

IV. Il y a divers degrés de réalité ou entité : car la substance a plus de réalité que l'accident ou le mode ; et la substance infinie que la finie ; et par suite, il y a plus de réalité objective dans l'idée de la substance que dans celle de l'accident ; et dans l'idée de la substance infinie que dans l'idée de la substance finie.

Cet axiome se connaît de la seule contemplation de nos idées, de l'existence desquelles nous sommes certains, puisque ce sont des modes de penser ; car nous savons combien de réalité ou de perfection l'idée de la substance affirme de la substance et combien l'idée du mode en affirme du mode. Puisqu'il en est ainsi, nous connaissons aussi, nécessairement, que l'idée de la substance contient plus de réalité objective que l'idée d'un accident quelconque, etc. (Voir proposition 4, Scolie).

V. Si une chose pensante vient à connaître quelques perfections qu'elle n'ait pas, elle se les donnera aussitôt si elles sont en sa puissance.

Chacun observe cela en lui-même, en tant qu'il est chose pensante ; c'est pourquoi (par la Proposition 4, Scolie) nous en sommes très certains, et pour la même cause, nous ne sommes pas moins certains du suivant axiome, savoir :

VI. Dans l'idée ou le concept de toute chose est contenue l'existence ou possible ou nécessaire (Voir Axiome 10 de Descartes).

L'existence nécessaire dans le concept de Dieu, c'est-à-dire de l'être souverainement parfait ; car autrement, il serait conçu comme une chose imparfaite, ce qui va à l'encontre de la conception qu'on suppose ; l'existence contingente ou possible dans le concept d'une chose limitée.

VII. Aucune chose, et aucune perfection actuelle­ment existante d'une chose, ne peut avoir le néant, c'est-à-dire une chose non existante, pour cause de son existence.

Cet axiome est pour nous aussi évident que je suis pensant comme je l'ai démontré dans la Proposition 4, Scolie.

VIII. Tout ce qu'il y a de réalité ou de perfection dans une chose, se trouve ou formellement ou éminemment dans sa cause première et adéquate.

J'entends par éminemment que la cause contient toute la réalité de l'effet plus parfaitement que l'effet lui-même ; par formellement qu'il la contient avec une perfection égale.
Cet axiome dépend du précédent, car, si l'on supposait que dans la cause il y a le néant, ou qu'il y a moins que dans l'effet, le néant dans la cause serait cause de l'effet. Mais cela est absurde (par l'Axiome précédent) ; c'est pourquoi non une chose quelconque peut-être cause d'un effet, mais précisément celle où se trouve éminemment ou au moins formellement toute perfection qui est dans l'effet.

IX. La réalité objective de nos idées requiert une cause dans laquelle cette même réalité soit contenue non pas seulement objectivement, mais formellement ou éminemment.

Cet axiome est reconnu par tous quoique beaucoup en usent mal. Sitôt, en effet, que quelqu'un a conçu quelque chose de nouveau, il n'est personne qui ne cherche la cause de ce concept ou de cette idée. Et quand on peut en assigner une dans laquelle soit contenu formellement ou éminemment autant de réalité qu'il y en a objectivement dans le concept, on se tient pour satisfait. L'exemple de la machine que donne Descartes dans les Principes, partie I, art. 17, l'explique suffisamment. De même si l'on demande d'où l'homme tient l'idée de sa propre pensée et celle de son corps, il n'est personne qui ne voie qu'il les tient de lui-même, en tant qu'il contient en lui formellement tout ce que ces idées contiennent objectivement. C'est pourquoi, si l'homme avait quelque idée contenant plus de réalité objective qu'il n'a lui-même de réalité formelle, dirigés par la Lumière Naturelle, nous chercherions nécessairement en dehors de l'homme une autre cause qui contînt toute cette perfection formellement ou éminemment. Personne n'a jamais assigné une cause autre que celle-là, qu'il conçût avec une clarté et une distinction égales. De plus, en ce qui concerne la vérité de cet Axiome elle dépend des précédents.
Il existe, en effet (par l'Axiome 4), des degrés divers de réalité ou d'entité dans les idées ; et de plus (par l'Axiome 8) à proportion de leur degré de perfection elles requièrent une cause plus parfaite. Mais les degrés[1] de réalité que nous observons dans les idées ne sont pas en elles en tant qu'on les considère comme des modes de penser, mais en tant que l’une représente une substance, l'autre seulement un mode de la substance, ou en un mot, en tant qu'on les considère comme des images des choses ; d'où il suit clairement qu'il ne peut exister aucune autre cause première des idées que celle que, nous le montrions tout à l'heure, tous connaissent clairement et distinctement par la Lumière Naturelle, à savoir celle où est contenue formellement ou éminemment la même réalité qui est en elles objectivement. Pour que cette conclusion soit mieux entendue, je l'éclaircirai par un ou deux exemples. Si quelqu'un voit écrits de la même main deux livres (on peut supposer que l'un est d'un philosophe insigne et l'autre d'un bavard insipide) et qu'il ne prenne point garde au sens des mots (c'est-à-dire ne prenne point garde aux mots en tant qu'ils sont des images), mais seulement aux caractères tracés et à l'ordre des lettres, il ne discernera aucune inégalité qui l'oblige à chercher des causes différentes pour ces deux livres ; ils lui paraîtront avoir été produits par la même cause et de la même façon. Si, au contraire, il prend garde au sens des mots et des discours, il trouvera entre ces livres une grande inégalité et en conclura que la cause première de l'un a été fort différente de la cause première de l'autre, et que l’une l'a emporté réellement sur l'autre en perfection autant que les discours contenus dans les deux livres, ou les mots considérés en tant qu'images, différent entre eux. Je parle d'ailleurs de la cause première du livre qui doit nécessairement exister, bien que j'accorde et même que je suppose, cela étant évident, qu'un livre peut être copié d'un autre. Cela peut encore s'éclaircir par l'exemple d'un portrait, disons celui d'un prince. Si, en effet, nous prenons garde seulement à la matière de ce portrait, nous ne trouverons aucune inégalité entre lui et d'autres portraits, qui nous oblige à chercher des causes différentes ; rien ne nous empêchera même de penser que ce portrait a été copié d'un autre, et ce dernier à son tour d'un autre et ainsi à l'infini. Car nous discernons suffisamment que nulle autre cause n'est requise pour les lignes tracées. Mais, si nous prenons garde à l'image en tant qu'elle est une image, nous serons aussitôt obligés de chercher une cause première qui contienne formellement ou éminemment ce que cette image contient représentativement. Et je ne vois pas qu'il y ait rien de plus à demander pour établir et éclaircir cet axiome.

X. Il ne faut pas pour conserver une chose une cause moindre que pour la créer à l'origine.

De ce que nous pensons en cet instant il ne suit pas nécessairement que nous penserons plus tard. Car la conception que nous avons de notre pensée n'enveloppe ou ne contient pas l'existence nécessaire de la pensée : je puis en effet concevoir une pensée[2] clairement et distinctement, bien que supposant qu'elle n'existe pas. Comme maintenant la nature de chaque cause doit contenir en elle ou envelopper la perfection de son effet (par l'Axiome 8), il s'ensuit clairement qu'en nous ou hors de nous il existe nécessairement à présent même quelque chose que nous ne connaissons pas encore, dont le concept ou la nature enveloppe l'existence, et qui soit cause que notre pensée ait commencé d'exister et aussi qu'elle continue d'exister. Bien que notre pensée ait commencé d'exister en effet, sa nature et son essence n'enveloppent pas l'existence nécessaire plus qu'avant qu'elle existât et a besoin par conséquent pour persévérer dans l'existence de la même force que pour commencer d'exister. Et ce que nous disons de la pensée, nous le dirons aussi de toute chose dont l'essence n'enveloppe pas l'existence nécessaire.

XI. Aucune chose n'existe de laquelle on ne puisse demander quelle est la cause (ou la raison) pourquoi elle existe. (Voir Axiome 1 de Descartes.)

Comme l'existence est quelque chose de positif, nous ne pouvons dire qu'elle ait le néant pour cause (par l'Axiome 7) ; nous devons donc assigner une cause ou raison positive pourquoi une chose existe, et cette cause sera externe, c'est-à-dire en dehors de la chose même, ou interne, c'est-à-dire contenue dans la nature et la définition de la chose existante elle-même.

Les quatre Propositions suivantes sont prises de Descartes :

Proposition 5

L'existence de Dieu se connaît de la seule considération de sa nature.

Démonstration : Dire que quelque chose est contenu dans la nature ou dans le concept d'une chose, c'est le même que de dire que ce quelque chose est vrai de cette chose (par la Définition 9). Or l'existence nécessaire est contenue dans le concept de Dieu (par l'Axiome 8). Donc il est vrai de dire de Dieu que l'existence nécessaire est en lui, ou qu'il existe.

Scolie : De cette proposition découlent d'importantes conséquences ; de cela même, peut-on dire, que l'existence appartient à la nature de Dieu, ou que le concept de Dieu enveloppe l'existence nécessaire comme le concept du triangle que ses trois angles égalent deux droits ; ou que son existence, non moins que son essence, est une vérité éternelle, dépend presque toute la connaissance des attributs de Dieu, laquelle nous conduit à l'amour de Dieu (c'est-à-dire à la suprême béatitude). C'est pourquoi il serait fort à souhaiter que le genre humain comprît enfin ces choses avec nous. Je reconnais d'ailleurs qu'il existe des préjugés[3] qui empêchent que chacun ne le comprenne aussi facilement. Si cependant, avec une intention droite, et poussé par le seul amour de la vérité et de son intérêt véritable, on voulait examiner ce point et peser en soi-même ce qui est dit dans la Cinquième Méditation, à la fin de la Réponse aux Premières objections et aussi ce que nous disons sur l'éternité dans la partie II, chapitre 1, de notre Appendice, il n'est pas douteux qu'on ne connaisse la chose aussi clairement que possible et nul ne pourra douter s'il a une idée de Dieu (ce qui est assurément le premier fondement de la béatitude humaine). Car il verra clairement aussi que l'idée de Dieu diffère beaucoup des idées des autres objets sitôt qu'il connaîtra que Dieu diffère entièrement, et quant à l'essence et quant à l'existence, des autres êtres. Il n'est donc pas nécessaire de retenir plus longtemps le lecteur en ce point.

Proposition 6

L'existence de Dieu est démontrée a posteriori de cela seul que son idée est en nous.

Démonstration : La réalité objective de chacune de nos idées requiert une cause dans laquelle cette même réalité soit contenue non pas simplement objectivement mais formellement ou éminemment (par l'Axiome 9). Or nous avons l'idée de Dieu (par les Définitions 2 et 8) et la réalité objective de cette idée n'est contenue en nous ni éminemment ni formellement (par l'Axiome 4) et elle ne peut être contenue dans aucune chose autre que dans Dieu même (par la Définition 8). Donc cette idée de Dieu qui est en nous requiert Dieu pour cause et par conséquent Dieu existe (par l'Axiome 7).

Scolie : Il y a des hommes qui nient qu'ils aient de Dieu aucune idée et qui cependant, à ce qu'ils disent, l'aiment et lui rendent un culte. Et alors même qu'on leur met sous les yeux la Définition et les attributs de Dieu on ne gagne rien ; pas plus en vérité que si l'on essayait d'apprendre à un aveugle de naissance la distinction des couleurs, telles que nous les voyons. A moins cependant que nous ne voulions les tenir pour un nouveau genre d'animaux, intermédiaire entre l'homme et la brute, nous devons avoir peu de souci de leurs paroles. De quelle façon, je le demande, pouvons-nous faire connaître l'idée d'une chose autrement qu'en en énonçant la définition et en en expliquant les attributs ? Et comme c'est ce que nous faisons à l'égard de l'idée de Dieu, il n’y a pas de raison pour nous attarder aux paroles de gens qui nient l'idée de Dieu pour cette seule raison qu'ils ne peuvent former de lui aucune image dans le cerveau.

Il faut noter ensuite que Descartes, quand il cite l'Axiome 4 pour montrer que la réalité objective de l'idée de bien n'est contenue ni formellement ni éminemment en nous, suppose que chacun sait qu'il n'est pas une substance infinie, c'est-à-dire souverainement connaissante, souverainement puissante, etc. Et il peut le supposer ; qui sait qu'il pense, en effet, sait aussi qu'il doute de beaucoup de choses et ne connaît pas tout clairement et distinctement.

Il faut noter enfin que de la définition 8 il suit aussi clairement qu'il ne peut y avoir plusieurs Dieux, mais seulement un seul, ainsi que nous le démontrons clairement dans la Proposition 11 et dans notre Appendice, partie II, chapitre II.

Proposition 7

L'existence de Dieu est démontrée aussi de cela seul que nous-mêmes, qui avons son idée, existons.

Scolie : Pour démontrer cette proposition Descartes admet ces deux Axiomes : 1° Ce qui peut faire le plus ou le plus difficile peut aussi faire le moins ; 2° c'est une chose plus grande de créer ou (par l'Axiome 10) de conserver une substance que de créer ou conserver ses attributs ou propriétés.

Je ne sais pas ce qu'il veut dire par là. Qu'appelle-t-il facile et difficile en effet ? Nulle chose n'est dite facile ou difficile absolument[4] mais seulement eu égard à sa cause. De sorte qu'une seule et même chose, dans le même temps, eu égard à des causes différentes, peut être dite facile et difficile. Que si Descartes appelle difficile ce qui peut être fait avec un grand travail, facile ce qui peut être fait avec un petit travail, par la même cause : une force par exemple qui soulève un poids de 50 livres pourrait en soulever un de 25 deux fois plus facilement, alors l'axiome ne sera certainement pas vrai absolument, et il ne pourra pas démontrer par là ce qu'il se propose. Quand il dit en effet : si j'avais la puissance de me conserver moi-même, j'aurais aussi le pouvoir de me donner toutes les perfections qui me manquent (parce qu'en effet elles ne requièrent pas une puissance aussi grande), je lui accorderai que les forces, que je dépense pour ma conservation, pourraient faire plusieurs autres choses plus facilement, si je n'avais pas besoin d'elles pour me conserver ; mais aussi longtemps que j'en use pour ma conservation, je nie que je puisse les dépenser pour faire d'autres choses, même plus faciles, comme on peut le voir clairement dans notre exemple. Et il ne lève pas la difficulté en disant qu'étant chose pensante je devrais nécessairement savoir si je dépense toutes mes forces pour ma conservation et si c'est pour cette cause que je ne me donne pas les autres perfections. En effet (outre que l'on ne discute pas ce point, mais le point de savoir si de l'axiome suit nécessairement la proposition à démontrer) si je le savais, je serais plus grand et peut-être demanderais-je, pour me conserver dans cette perfection plus grande, des forces plus grandes que celles que j'ai. De plus, je ne sais pas si c'est un travail plus grand de créer une substance que de créer (ou conserver) des attributs ; c'est-à-dire pour parler un langage plus clair et plus philosophique, je ne sais pas si une substance n'a pas besoin de toute la vertu et essence, par laquelle elle ce conserve peut-être, pour conserver ses attributs. Mais laissons cela et examinons plus avant ce que veut ici l'illustre Auteur ; c'est-à-dire ce qu'il entend par facile et difficile. Je ne crois pas et ne puis me persuader en aucune façon qu'il entende par difficile ce qui est impossible (et qu'ainsi l'on ne peut du tout concevoir en quelle manière il arriverait) et par facile ce qui n'implique aucune contradiction (et qu'ainsi l'on conçoit aisément en quelle manière il arrive) ; et cela malgré un passage de la troisième Méditation où il semble au premier coup d'œil vouloir le dire : Et je ne dois pas croire que les choses qui me manquent sont peut-être plus difficiles à acquérir que celles qui sont déjà en moi. Car au contraire il est très certain qu'il a été beaucoup plus difficile que moi, c'est-à-dire une chose ou une substance qui pense, soit sorti du néant qu'il ne serait, etc. Cela en effet ne s'accorderait pas avec les paroles de l'Auteur et serait peu digne de son génie ; car, sans insister sur le premier point, entre le possible et l'impossible, c'est-à-dire entre le concevable et le non-concevable, il n'existe aucune proportion ; tout comme entre le néant et quelque chose ; et un pouvoir ne peut pas plus s'appliquer à des choses impossibles que la création et la génération à des choses qui ne sont pas ; on ne peut donc établir aucune comparaison entre le possible et l'impossible. Ajoutez que, pour pouvoir comparer des choses entre elles et en connaître le rapport, il faut avoir d'elles toutes un concept clair et distinct. Je nie donc qu'on puisse raisonner ainsi : qui peut faire l'impossible peut faire aussi ce qui est possible. Je le demande en effet, quelle sorte de raisonnement serait-ce là : si quelqu'un peut faire un cercle carré, il pourra aussi faire un cercle où toutes les lignes menées du centre à la circonférence soient égales ; ou encore : si quelqu'un peut faire subir au néant un certain traitement et s'en servir comme d'une matière pour produire quelque chose, il aura aussi le pouvoir de faire quelque chose de quelque chose ? Comme je l'ai dit en effet, entre l'impossible et le possible, dans ces cas et d'autres semblables, il n'y a ni convenance ni analogie, ni comparaison, ni rapport d'aucune sorte. Et chacun peut le voir pour peu qu'il y prenne garde. Je pense donc que cette façon d'entendre les choses est tout à fait étrangère à l'esprit de Descartes. Si maintenant je considère attentivement le second des Axiomes cités tout à l'heure, il semble que par plus grand et plus difficile Descartes veuille dire ce qui est plus parfait, par plus petit et plus facile ce qui est plus imparfait. Et cela encore est fort obscur. La difficulté est la même que plus haut ; car je nie, comme je l'ai fait-ci-dessus, que celui qui peut faire une chose plus grande puisse du même coup et par la même activité, comme il faut le supposer pour établir la Proposition à démontrer, faire ce qui est plus petit. En outre, quand il dit que c'est une chose plus grande de créer (ou conserver) une substance que des attributs, assurément il ne peut entendre par attributs ce qui est contenu formellement dans la substance et ne s'en distingue que par une distinction de raison. Car alors c'est la même chose de créer une substance et de créer ses attributs. Pour la même raison il ne peut pas non plus entendre les propriétés de la substance qui suivent nécessairement de son essence et de sa définition. Encore bien moins peut-il entendre, ce que cependant il semble vouloir, les propriétés et les attributs d'une autre substance ; par exemple, si je dis que j'ai le pouvoir de me conserver, moi substance pensante finie, je ne puis pas dire pour cela que j'aie le pouvoir de me donner les perfections de la substance infinie, laquelle par toute son essence diffère de la mienne. Car la force ou l'essence par laquelle je me conserve[5] dans mon être diffère entièrement de la force ou de l'essence par laquelle se conserve une substance absolument infinie, entre laquelle et ses forcés et propriétés n'existe qu'une distinction de raison. Et, par suite (encore que je supposerais que je me conserve moi-même), si je voulais concevoir que je puis me donner les perfections de la substance absolument infinie, cela reviendrait exactement à supposer que je pourrais anéantir toute mon essence et créer à nouveau une substance infinie. Ce qui serait certes beaucoup plus grand que de me supposer capable de me conserver en tant que substance finie. Puis donc que par attributs ou propriétés il ne peut entendre rien de tout cela, il reste seulement que ce soient les qualités que contient la substance elle-même éminemment (comme telle et telle pensée dans l'esprit que j'aperçois clairement qui me manquent) non du tout celle que contient éminemment une autre substance (comme tel et tel mouvement dans l'étendue ; car des perfections de telle sorte n'en sont pas pour moi en tant que je suis substance pensante et, par conséquent, ne me manquent pas). Mais alors on ne peut du tout conclure de cet axiome ce que Descartes veut démontrer : à savoir que, si je me conserve j'ai aussi le pouvoir de me donner toutes les perfections que je trouve clairement appartenir à l'être souverainement parfait ; ainsi qu'il est suffisamment établi par ce que nous avons dit. Pour ne pas laisser toutefois une chose sans démonstration et éviter toute confusion, nous avons cru devoir démontrer au préalable les Lemmes suivants et fonder sur eux la démonstration de la Proposition 7.

Lemme 1

Plus une chose est parfaite de sa nature, plus grande et plus nécessaire est l'existence qu'elle enveloppe ; et inversement plus grande et plus nécessaire est l'existence qu'une chose enveloppe de sa nature, plus parfaite elle est.

Démonstration : Dans l'idée ou le concept de toute chose est contenue l'existence (par l’Axiome 6). Soit donc A une chose supposée avoir dix degrés de perfection. Je dis que son concept contient plus d'existence que si elle était supposée contenir seulement cinq degrés de perfection. Puisque, un effet, nous ne pouvons rien affirmer du néant (voir Scolie de la Proposition 4), autant nous retranchons par la pensée à la perfection de A (le concevant ainsi de plus en plus comme participant du néant) autant aussi de possibilité d'existence nous nions de lui. Et, par suite, si nous concevons que les degrés de sa perfection soient diminués à l'infini, autrement dit jusqu'à zéro, A ne contiendra aucune existence, c'est-à-dire contiendra une existence absolument impossible. Si, au contraire, nous augmentons à l'infini ses degrés nous le concevrons comme enveloppant l'existence suprême, et par suite, suprêmement nécessaire. C'est là la première partie de la Proposition. Maintenant comme nécessité et perfection ne peuvent être aucunement séparées (ainsi qu'il est assez certain par l'Axiome 6 et toute la première partie de cette Démonstration), il suit de là clairement ce qu'il fallait démontrer en second lieu.

Observation I. — Bien que beaucoup de choses soient dites exister nécessairement par cela seul qu'une cause déterminée existe pour les produire, ça n'est point de telles choses que nous parlons ici mais seulement de cette nécessité et de cette possibilité qui suivent de la seule considération de la nature ou de l'essence d'une chose, sans avoir égard à aucune cause.
Observation II. — Nous ne parlons pas ici de la beauté et des autres perfections que les hommes ont voulu appeler perfections par superstition et ignorance. Mais j'entends par perfection seulement la réalité ou l'être ; ainsi je perçois qu'il est contenu dans la substance plus de réalité que dans les modes et les accidents et en conséquence je connais clairement qu'elle contient une existence plus nécessaire et parfaite que les accidents, comme il est assez certain par les Axiomes 4 et 6.

Corollaire : Il suit de là que tout ce qui enveloppe l'existence nécessaire est l'être suprêmement parfait, c'est-à-dire Dieu.

Lemme 2

Qui a le pouvoir de se conserver, sa nature enveloppe l'existence nécessaire.

Démonstration : Qui a la force de se conserver a aussi la force de se créer (par l'Axiome 10), c’est-à-dire (comme tous l'accorderont facilement) n'a besoin d'aucune cause extérieure pour exister, sa seule nature étant pour lui cause suffisante d'existence soit possible soit nécessaire. Mais ce ne peut être d'existence possible, car alors (parce qui a été démontré au sujet de l'Axiome 10) il ne suivrait pas de ce qu'il existe déjà qu'il doit exister par la suite (ce qui est contre l'hypothèse). C'est donc d'existence nécessaire, c'est-à-dire que sa nature enveloppe l'existence nécessaire.

Démonstration de la Proposition 7

Si j'avais la force de me conserver, je serais d'une nature telle que j'envelopperais l'existence nécessaire (par le Lemme 1) donc (par le corollaire du Lemme 2[6]) ma nature contiendrait toutes les perfections. Or, je trouve en moi, en tant que je suis chose pensante, beaucoup d'imperfections (par exemple, que je doute, que je désire, etc.) dont je suis certain (par le Scolie de la Proposition 4) ; je n'ai donc aucun pouvoir de me conserver. Et je ne puis dire que je manque de ces perfections, parce que j'ai voulu me les refuser, car cela contredirait évidemment au premier Lemme et à ce que je trouve clairement en moi.

En outre, je ne puis exister actuellement sans être conservé aussi longtemps que j'existe soit par moi-même, si j'en ai le pouvoir, soit par un autre, qui ait ce pouvoir (par les Axiomes 10 et 11). Or j'existe (par la Scolie de la Proposition 4), et cependant je n'ai pas le pouvoir de me conserver moi-même, donc je suis conservé par un autre. Mais non par un autre qui n'ait pas la force de se conserver (pour la même raison par laquelle je viens de démontrer que je ne pouvais me conserver moi-même) ; donc par un autre qui ait la force de se conserver, c'est-à-dire (par le Lemme 2) dont la nature enveloppe l'existence nécessaire, ou encore (par le Corollaire du Lemme 1) qui contienne toutes les perfections que je connais clairement qui appartiennent à l'être suprêmement parfait ; et ainsi (par la Définition 8) cet être suprêmement parfait, c'est-à-dire Dieu, existe.

C. Q. F. D.

Corollaire : Dieu peut faire toutes les choses que nous percevons clairement en la manière que nous les percevons.

Démonstration : Toutes ces choses suivent clairement de la Proposition précédente. L'existence de Dieu y est en effet déduite de ce que quelque être doit exister en qui soient toutes les perfections dont quelque idée est en nous. Or, nous avons en nous l'idée d'une puissance si grande que, par celui seul en qui elle réside, le ciel, la terre et toutes les autres choses connues par moi comme possibles, puissent être faites. Donc, en même temps que l'existence tout cela a été aussi prouvé de lui.

Proposition 8

L'esprit et le corps sont réellement distincts.

Démonstration : Tout ce que nous percevons clairement peut être fait par Dieu en la manière que nous le percevons (par le Corollaire de la Proposition précédente). Mais nous percevons clairement l'esprit c'est-à-dire (par la Définition 6) une substance pensante, sans le corps, c'est-à-dire (par la Définition 7) sans une substance étendue (par les Propositions 3 et 4) et inversement le corps sans l'esprit (comme tous l'accordent facilement). Donc, au moins par la puissance de Dieu, l'esprit peut exister sans le corps et le corps sans l'esprit.

Maintenant les substances qui peuvent être l'une sans l'autre sont réellement distinctes (par la Définition 10) ; or l'esprit et le corps sont des substances (par les Définitions 5, 6 et 7) qui peuvent exister l'une sans l'autre (nous venons de le prouver) ; donc l'esprit et le corps sont réellement distincts.

Voir Proposition 4 à la fin de la Réponse aux Deuxièmes Objections et ce qui se trouve dans la partie 1 des Principes depuis l'article 22 jusqu'à l'article 29. Car je ne juge pas qu'il vaille la peine de le transcrire ici.


Proposition 9

Dieu est suprêmement connaissant.

Démonstration : Si on le nie, c'est donc que Dieu, on bien ne connaît rien, ou bien ne connaît pas tout, mais seulement certaines choses. Mais connaître seulement certaines choses et ignorer les autres suppose un entendement limité et imparfait qu'il est absurde d'attribuer à Dieu (par la Définition 8). Quant à ne rien connaître, ou bien cela indique en Dieu un manque de capacité de connaître, comme il arrive pour les hommes, lorsqu'ils ne connaissent rien, et dans ce manque est contenue une imperfection qui (par la même Définition) ne peut se rencontrer en Dieu ; ou bien cela indique, que cela même, à savoir connaître quelque chose, répugne à la nature de Dieu. Mais si la capacité de connaître est ainsi entièrement refusée à Dieu, il ne pourra créer aucun entendement (par l'Axiome 8). Or, comme nous percevons clairement et distinctement l'entendement, Dieu peut en être cause (par le Corollaire de la Proposition 7). Il s'en faut donc de beaucoup qu'il répugne à la nature de Dieu de connaître quelque chose. Donc, il sera suprêmement connaissant.

C.Q.F.D.

Scolie : Bien qu'il faille accorder que Dieu est incorporel comme le montre la Proposition 16, cela cependant ne doit pas être entendu comme si toutes les perfections de l'Étendue devaient être écartées de lui, mais seulement en tant que la nature de l'étendue et ses propriétés enveloppent quelque imperfection. Il faut dire la même chose de la capacité de connaître de Dieu, comme l'avouent tous ceux qui veulent s'élever par la clarté de la pensée au-dessus de la foule des Philosophes, ainsi qu'il sera plus amplement expliqué dans notre Appendice, partie II, chapitre VII.

Proposition 10

Tout ce qui se trouve de perfection en Dieu est de Dieu.

Démonstration : Si on le nie, supposons qu'il existe en Dieu quelque perfection qui ne soit pas de Dieu. Cette perfection sera en Dieu, ou bien par elle-même, ou bien par quelque être différent de Dieu. Si elle est par elle-même, elle a donc l'existence nécessaire[7] (par le Lemme 2 de la Proposition 7), elle sera donc quelque chose de parfait au suprême degré et ainsi (par la Définition 8) sera Dieu. Si donc on dit qu'une chose est en Dieu par elle-même, cela revient à dire qu'elle est de Dieu. C. Q. F. D.

Si, au contraire, elle est en Dieu par un être différent de Dieu, Dieu ne peut donc pas être connu par lui-même comme parfait au suprême degré, ce qui est contre la Définition 8. Tout ce qui se trouve de perfection en Dieu est donc de Dieu. C. Q. F. D.

Proposition 11

Il n'existe pas plusieurs Dieux.

Démonstration : Si on le nie que l'on conçoive, s'il est possible, plusieurs Dieux, par exemple A et B. Alors nécessairement (par la Proposition 9), aussi bien A que B sera suprêmement connaissant, c'est-à-dire que A connaîtra toutes choses, donc se connaîtra lui-même et aussi B ; et inversement B se connaîtra lui-même et aussi A. Mais comme A et B existent nécessairement (par la Proposition 5), la cause de la vérité et de la nécessité de l'idée de B, qui est en A, est B lui-même ; et par contre, la cause de la vérité et de la nécessité de l'idée de A qui est en B est A lui-même. Par conséquent, il y aura en A une perfection qui n'est pas de A et en B une perfection qui n'est pas de B ; donc (par la Proposition précédente) ni A ni B ne seront Dieux, et, par suite, il ne peut y avoir plusieurs Dieux. C. Q. F. D.

On observera ici que, de cela seul qu'une chose enveloppe de soi l'existence nécessaire ainsi que Dieu, il suit nécessairement qu'elle est unique ; comme chacun pourra le reconnaître en soi-même par une méditation attentive, et comme j'aurais pu le démontrer ici, mais non d'une façon aussi percevable pour tous que l'est la démonstration précédente.

Proposition 12

Tout ce qui est, est conservé par la seule force de Dieu.

Démonstration : Si on le nie que l'on suppose quelque chose qui se conserve soi-même ; il faudra donc (par le Lemme 2 de la Proposition 7) que sa nature enveloppe l'existence nécessaire ; et par suite (par le Corollaire du Lemme 1 de la Proposition 7) cette chose serait Dieu ce qui est absurde (par la Proposition précédente). Donc rien n'existe qui ne soit conservé par la seule force de Dieu. C. Q. F. D.

Corollaire 1 : Dieu est créateur de toutes choses.

Démonstration : Dieu (par la Proposition précédente) conserve tout, c'est-à-dire (par l'Axiome 10) qu'il a créé tout ce qui existe et continue de le créer.

Corollaire 2 : Les choses n'ont d'elles-mêmes aucune essence qui soit cause d'une connaissance contenue en Dieu ; mais au contraire Dieu est cause des choses en ce qui concerne aussi leurs essences.

Démonstration : Comme il ne se trouve en Dieu aucune perfection qui ne soit de Dieu (par la Proposition 10), les choses n'auront d'elles-mêmes aucune essence qui puisse être cause d'une connaissance contenue en Dieu. Mais, au contraire, comme Dieu non seulement n'a pas fait naître d'autre chose, mais a entièrement créé toutes choses[8] (par la Proposition 12 et son premier Corollaire) et que l'action créatrice ne reconnaît aucune cause sinon la cause efficiente (c'est ainsi que je définis la création) qui est Dieu, il suit que les choses avant la création n'étaient absolument rien et qu'ainsi Dieu a été aussi la cause de leurs essences. C. Q. F. D

Il est à noter que ce Corollaire suit encore manifestement de ce que Dieu est la cause ou le créateur de toutes choses (par le premier Corollaire), et que la cause doit contenir en elle toutes les perfections de l'effet (par l'Axiome 8), ainsi que chacun peut le voir facilement.

Corollaire 3 : Il suit de là clairement que Dieu ne sent et à proprement parler ne perçoit rien ; car son entendement n'est déterminé par aucune chose extérieure à lui, mais tout coule de lui.

Corollaire 4 : Dieu est, par sa causalité, antérieur à l'essence et à l'existence des choses, comme il suit clairement des Corollaires I et II de la précédente Proposition.

Proposition 13

Dieu est véridique au suprême degré, il n'est aucunement trompeur.

Démonstration : Nous ne pouvons rien attribuer par fiction à Dieu (par la Définition 8), en quoi nous reconnaissions quelque imperfection. Et comme toute tromperie (ainsi qu'il est connu de soi[9]) ou volonté de tromper n'a d'autre origine que la crainte ou la malice, nulle tromperie ou volonté de tromper ne pourra être attribuée à Dieu, c'est-à-dire à un être puissant et bon au suprême degré, mais au contraire on devra le dire suprêmement véridique et nullement trompeur. C. Q. F. D.

Voir Réponse aux Deuxièmes Objections n°4.

Proposition 14

Tout ce que nous percevons clairement et distinctement est vrai.

Démonstration : La faculté de discerner le vrai d'avec le faux qui est en nous (comme chacun le découvre en lui-même et comme on peut le voir dans tout ce qui a été déjà démontré) a été créée par Dieu et est continûment conservée par lui (par la Proposition 12 et ses Corollaires) ; c'est-à-dire (par la Proposition précédente) par un être véridique au plus haut point et nullement trompeur ; et il ne nous a donné aucun pouvoir (comme chacun le découvre en soi-même) de nous abstenir de croire ces choses que nous concevons clairement ou de leur refuser notre assentiment. Donc, si nous étions trompés à leur sujet, nous serions entièrement trompés par Dieu et il serait trompeur, ce qui (par la Proposition précédente) est absurde. Tout ce donc que nous percevons clairement et distinctement est vrai. C.Q.F.D.

Scolie : Comme ces choses, auxquelles nous donnons nécessairement notre assentiment parce que nous les percevons clairement et distinctement, sont vraies nécessairement ; et que nous avons (comme chacun le découvre en soi-même) la faculté de refuser notre assentiment à celles qui sont obscures et douteuses, c'est-à-dire, ne sont pas déduites des principes les plus certains, il suit de là clairement que nous pouvons toujours prendre garde à ne pas tomber dans l'erreur et à ne jamais nous tromper (ce qui se connaîtra encore plus clairement par ce qui viendra ci-après) ; pourvu que nous prenions sérieusement en nous-mêmes la décision de ne rien affirmer que nous ne percevions clairement et distinctement, c'est-à-dire, qui ne soit déduit de principes clairs et certains.

Proposition 15

L'erreur n'est pas quelque chose de positif.

Démonstration : Si l'erreur était quelque chose de positif elle aurait Dieu seul pour cause, et devrait être continûment créée par lui (par la Proposition 12). Or, cela est absurde (par la Proposition 13). Donc l'erreur n'est pas quelque chose de positif. C.Q.F.D.

Scolie : Puisque l'erreur n'est pas quelque chose de positif elle ne pourra être autre chose que la privation du bon usage de la liberté (par le Scolie de la Proposition 14) ; et ainsi Dieu ne devra pas être dit cause de l'erreur ; sinon en ce sens où nous disons que l'absence du soleil est la cause des ténèbres, ou encore au sens où l'on dit que Dieu est cause de la cécité parce qu'il a créé un enfant semblable aux autres, à la vision près ; c'est-à-dire parce qu'il nous a donné un entendement s'étendant seulement à un petit nombre de choses. Pour connaître cela clairement, et, du même coup, comment l'erreur vient du seul abus de notre volonté, et enfin comment nous pouvons nous préserver de l'erreur, rappelons à notre mémoire tous les modes de penser que nous avons, c'est-à-dire toutes les manières de percevoir (telles que sentir, imaginer et, purement, connaître) et de vouloir (telles que désirer, avoir de l'aversion, affirmer, nier et douter) ; car tous peuvent se ramener à ces deux.

Il faut noter à leur sujet : 1° que l'esprit, en tant qu'il connaît les choses clairement et distinctement, et donne à celles qui sont ainsi connues son assentiment, ne peut être trompé (par la Proposition 14) ; pas davantage en tant qu'il perçoit seulement les choses sans leur donner son assentiment. Quand bien même, en effet, je percevrais un cheval ailé, il est certain que cette perception ne contient aucune fausseté aussi longtemps que je n'affirme pas qu'il est vrai qu'il existe un cheval ailé, et même aussi longtemps que je doute s'il existe un cheval ailé. Et comme affirmer ou donner son assentiment n'est autre chose que déterminer sa volonté, il suit de là que l'erreur dépend du seul usage de la volonté.

Pour que cela soit encore plus clair il faut noter 2° que nous n'avons pas seulement le pouvoir de donner notre assentiment à ce que nous percevons clairement et distinctement, mais aussi à ce que nous percevons d'une autre manière.

Car notre volonté n'est déterminée par aucunes limites. Ce que chacun peut voir clairement, pourvu qu'il prenne garde à ceci que Dieu, s'il voulait rendre infinie notre faculté de connaître, n'aurait pas besoin de nous donner une faculté d'affirmer plus ample que celle que nous avons déjà, pour que nous pussions donner notre assentiment à tout ce qui serait perçu par notre entendement ; cette même faculté que nous avons déjà suffirait pour affirmer une infinité de choses. Et nous éprouvons aussi, réellement, que nous affirmons beaucoup de choses que nous n'avons pas déduites de principes certains. On peut voir, en outre, par là que, si l'entendement s'étendait aussi loin que la faculté de vouloir, ou si la faculté de vouloir ne s'étendait pas plus loin que l'entendement, ou si, enfin, nous pouvions contenir la faculté de vouloir dans les limites de l'entendement, nous ne tomberions jamais dans l'erreur (par la Proposition 14).

Mais nous n'avons aucun pouvoir de faire que l'entendement s'étende aussi loin que la volonté, ou que la volonté ne s'étende pas plus loin que l'entendement, car un tel pouvoir implique que la volonté ne soit pas infinie et que l'entendement n'ait pas été créé fini. Reste à considérer si nous avons le pouvoir de contenir notre faculté de vouloir dans les limites de l'entendement. Or, comme la volonté est libre de se déterminer, il s'ensuit que nous avons le pouvoir de contenir notre faculté d'affirmer dans les limites de l'entendement et par suite de faire que nous ne tombions pas dans l'erreur ;d'où il suit très évidemment qu'il dépend du seul usage de la liberté de la volonté que nous ne soyons jamais trompés. Que d'ailleurs notre volonté soit libre, cela est démontré dans les Principes, partie I, article 39, et dans la Quatrième Méditation, et, par nous, encore plus amplement, dans notre Appendice, chapitre dernier. Et si, quand nous percevons une chose clairement et distinctement, nous ne pouvons pas lui refuser notre assentiment, cet assentiment nécessaire ne suit pas de la faiblesse, mais de la seule liberté et de la perfection de notre volonté. Car affirmer est en nous une perfection (comme il est assez connu de soi) et la volonté n'est jamais plus parfaite ni plus libre que lorsqu'elle se détermine entièrement. Or comme cela peut arriver sitôt que l'esprit a une connaissance claire et distincte, elle ne manquera pas de se donner aussitôt cette perfection (par l'Axiome 5). C'est pourquoi il s'en faut de beaucoup que nous nous concevions comme moins libres parce que nous sommes le moins indifférents quand nous saisissons le vrai. Nous tenons pour certain, au contraire, que nous sommes d'autant moins libres que nous sommes plus indifférents.

Il reste, enfin, seulement à expliquer ici comment l'erreur relativement à l'homme n'est rien qu'une privation, et relativement à Dieu une simple négation. Nous le verrons facilement, si nous observons d'abord que, percevant beaucoup de choses outre celles que nous percevons clairement, nous sommes ainsi plus parfaits que si nous ne les percevions pas, comme il ressort clairement de ce que, supposé que nous n'eussions aucune perception claire et distincte, mais seulement des perceptions confuses, nous n'aurions alors pas de perfection plus grande que de percevoir les choses confusément et nulle autre chose ne serait souhaitable pour notre nature. De plus, donner aux choses même confuses son assentiment est une perfection, en tant que c'est une action. Cela aussi deviendra manifeste pour chacun si, comme tout à l'heure, on suppose qu'il répugne à la nature de l'homme d'avoir des perceptions claires et distinctes ; car alors il paraîtra clairement qu'il est de beaucoup meilleur pour l'homme d'affirmer des choses même confuses et d'exercer sa liberté que de rester toujours indifférent, c'est-à-dire (comme nous venons de le montrer) au plus bas degré de la liberté. Et si nous considérons aussi l'usage et l'intérêt de la vie humaine, nous trouverons cela absolument nécessaire et l'expérience quotidienne l'apprendra à chacun.

Puis donc que tous les modes de penser que nous avons, en tant qu'on les considère en eux-mêmes, sont parfaits, ce qui constitue la forme de l'erreur ne peut résider en eux comme tels. Mais, si nous considérons les modes de vouloir en tant qu'ils diffèrent les uns des autres, nous trouverons les uns plus parfaits que les autres dans la mesure où les uns rendent la volonté moins indifférente, c'est-à-dire, plus libre, que les autres. Nous verrons aussi que, pendant le temps que nous affirmons des choses confuses, nous faisons que l'esprit soit moins apte à discerner le vrai du faux et que nous soyons ainsi privés de la liberté la meilleure. Donc, affirmer des choses confuses, en tant que c'est là quelque chose de positif, n'est pas une imperfection et ne contient pas la forme de l'erreur ; mais en tant seulement que nous nous privons par là de la liberté la meilleure qui appartienne à notre nature et soit en notre pouvoir. Toute l'imperfection de l'erreur consistera donc dans cette seule privation de la liberté la meilleure, et c'est cette privation qui est appelée erreur. Elle est dite privation parce que nous sommes privés d'une perfection qui est réclamée par notre nature ; erreur parce que c'est par notre faute que nous sommes privés de cette perfection, n'ayant pas contenu, comme nous le pouvions, notre volonté dans les limites de l'entendement. Puis donc que l'erreur n'est rien d'autre relativement à l'homme qu'une privation de l'usage droit ou parfait de la liberté, il s'ensuit qu'elle ne réside en aucune des facultés que l'homme tient de Dieu, ni même dans aucune opération de ces facultés en tant qu'elle dépend de Dieu. Nous ne pouvons pas dire que Dieu nous a privés d'un entendement plus ample qu'il pouvait nous donner et a fait ainsi que nous pussions tomber dans l'erreur. Car la nature d'aucune chose ne peut exiger de Dieu quoi que ce soit et il n'est rien qui appartienne à aucune chose à part ce dont la volonté de Dieu a voulu la gratifier, puisque rien n'existe et ne peut même être conçu (comme nous l'expliquons amplement dans notre Appendice, chapitres VII et VIII) avant la volonté de Dieu. C'est pourquoi Dieu ne nous a pas plus privés d'un entendement plus ample on d'une faculté de connaître plus parfaite qu'il n'a privé le cercle des propriétés de la sphère ou la circonférence de celles de la surface sphérique.

Puis donc qu'aucune de nos facultés, de quelque façon qu'on la considère, ne peut montrer en Dieu aucune imperfection, il s'ensuit clairement que cette imperfection, en quoi consiste la forme de l'erreur, n'est relativement à l'homme qu'une privation ; mais rapportée à Dieu, comme à sa cause, elle ne peut être dite une privation, mais seulement une négation.

Proposition 16

Dieu est incorporel.

Démonstration : Le corps est sujet immédiat du mouvement dans l'espace (par la Définition 7), donc si Dieu était corporel, il serait divisé en parties ; or, cela enveloppant une imperfection, il est absurde (par la Définition 8) de l'affirmer de Dieu.

Autre Démonstration : Si Dieu était corporel, il pourrait être divisé en parties (par la Définition 7) et chacune des parties, ou bien pourrait subsister par elle-même, ou bien ne le pourrait pas ; si elle ne le pouvait pas elle serait semblable aux autres choses que Dieu a créées et par suite, comme toute chose créée, serait continûment créée avec la même force par Dieu (par la Proposition 10 et l'Axiome 11) et n'appartiendrait pas plus à la nature de Dieu que les autres choses créées, ce qui est absurde (par la Proposition 5). Mais si chaque partie existe par elle-même, elle doit envelopper l'existence nécessaire (par le Lemme 2 de la Proposition 7) et en conséquence chacune serait un être suprêmement parfait (par le Corollaire du Lemme 2 de la Proposition 7[10]). Mais cela aussi est absurde (par la Proposition 11) ; donc Dieu est incorporel. C.Q.F.D.


Proposition 17

Dieu est un être tout à fait simple.

Démonstration : Si Dieu était composé de parties, ces parties devraient être, de leur nature au moins, antérieures à Dieu (comme tous l'accorderont facilement) ce qui est absurde (par le Corollaire 4 de la Proposition 12). Dieu est donc un être tout à fait simple. C.Q.F.D.

Corollaire : Il suit de là que l'entendement de Dieu, sa volonté, ou son Décret, et sa Puissance ne se distinguent de son essence que par une distinction de raison.

Proposition 18

Dieu est immuable.

Démonstration : Si Dieu était changeant, il ne devrait pas changer partiellement, mais devrait être changé suivant la totalité de son essence (par la Proposition 17). Mais l'essence de Dieu existe nécessairement (par les Propositions 5, 6 et 7) ; donc Dieu est immuable. C.Q.F.D.

Proposition 19

Dieu est éternel.

Démonstration : Dieu est un être souverainement parfait (par la Définition 8). D'où suit (par la Proposition 5) qu'il existe nécessairement. Si nous lui attribuons une existence limitée, les limites de son existence doivent être nécessairement connues sinon de nous au moins de Dieu lui-même (par la Proposition 9), puisqu'il est suprêmement connaissant ; donc Dieu, par delà ces limites se connaîtra lui-même, c'est-à-dire connaîtra un être parfait (par la Définition 8) comme n'existant pas, ce qui est absurde (par la Proposition 5). Donc Dieu a l'existence non pas limitée ; mais infinie, que nous appelons éternité. (Voir chapitre I, partie II de notre Appendice). Dieu est donc éternel. C.Q.F.D.

Proposition 20

Dieu a préordonné toutes choses de toute éternité.

Démonstration : Puisque Dieu est éternel (par la Proposition précédente) sa connaissance sera éternelle, car elle appartient à son essence éternelle (par le Corollaire de la Proposition 17). Or, son entendement ne diffère pas réellement de sa volonté ou de son Décret (par le Corollaire de la Proposition 17) ; donc, en disant que Dieu a connu toutes choses de toute éternité, nous disons du même coup qu'il les a ainsi voulues et décrétées de toute éternité. C.Q.F.D.

Corollaire : Il suit de cette Proposition que Dieu est constant au suprême degré dans ses oeuvres.

Proposition 21

La substance étendue en longueur, largeur et profondeur existe réellement ; et nous sommes unis à une de ses parties.

La chose étendue, selon qu'il est perçu par nous clairement et distinctement, n'appartient pas à la nature de Dieu (par la Proposition 16) ; mais elle peut être créée par Dieu (par le Corollaire de la Proposition 7 et par la Proposition 8). D'autre part, nous percevons clairement et distinctement (comme chacun le trouve en soi en tant qu'il pense) que la substance étendue est une cause qui suffit à produire en nous le chatouillement, la douleur, et les idées semblables, c'est-à-dire les sensations qui se produisent continuellement en nous, malgré nous. Mais, si nous voulons forger une cause des sensations autre que la substance étendue, disons Dieu ou un Ange, nous détruisons aussitôt le concept clair et distinct que nous avons. Pour cette raison[11], aussi longtemps que nous sommes droitement attentifs à nos perceptions de façon à ne rien admettre que nous ne percevions clairement et distinctement, nous serons extrêmement portés, c'est-à-dire, nous ne serons nullement indifférents, à cette affirmation que la substance étendue est la seule cause de nos sensations ; et par suite qu'une chose étendue créée par Dieu existe. Et en cela nous ne pouvons être trompés (par la Proposition 14 avec le Scolie). Donc il est affirmé avec vérité que la substance étendue en longueur, largeur et profondeur existe. Ce qui était à démontrer en premier lieu.

En outre, nous observons une grande différence entre nos sensations qui (ainsi que nous venons de le démontrer) doivent être produites en nous par la substance étendue, à savoir quand je dis que je sens ou que je vois un arbre et quand je dis que j'ai soif, que je souffre, etc. Je vois d'ailleurs que je ne puis percevoir clairement la cause de cette différence, si je ne connais d'abord que je suis uni étroitement à une partie de la matière et non de même aux autres parties. Puisque je connais cela clairement et distinctement et que cela ne peut être perçu d'une autre manière par moi, il est donc vrai (par la Proposition 14 avec son Scolie) que je suis uni à une partie de la matière. Ce qui était le second point. Nous avons donc démontré. C. Q. F. D.

Observation. — A moins que le lecteur ne se considère ici seulement comme chose pensante et sans corps, et ne renonce à toutes les raisons qu'il a eues auparavant de croire que le corps existe, comme étant des préjugés, il essaiera en vain d'entendre cette démonstration.


Notes

  1. Nous sommes aussi certains de cela parce que nous le trouvons en nous en tant que nous pensons (Voir Scolie précédent).
  2. Chacun découvre cela en lui-même, en tant qu'il est chose pensante.
  3. Qu'on lise les Principes, part. 1, art. 16.
  4. Pour ne pas chercher d'autres exemples, qu'on prenne celui de l'araignée qui tisse facilement une toile que des hommes ne pourraient tisser sans de très grandes difficultés; par contre les hommes font très facilement un très grand nombre de choses qui sont peut-être impossibles aux anges.
  5. Notez que la force par quoi une substance se conserve n'est rien en dehors de l'essence et n'en diffère que nominalement; ce qui trouvera sa place surtout dans l'Appendice, là où nous parlerons de la puissance de Dieu.
  6. Il s’agit en fait du Corollaire du Lemme 1 (note jld).
  7. Je supprime les mots cive minime possibilem qui me paraissent avoir été ajoutés par inadvertance
  8. Dieu non seulement n’a pas fait naître à partir d’autre chose, mais a entièrement créé toutes choses (note jld).
  9. Je n'ai pas mis cet axiome au nombre des axiomes parce que cela était fort peu nécessaire. Je n'en avais besoin, en effet, que pour démontrer cette seule proposition et de plus, aussi longtemps que j'ignorais l'existence de Dieu, je n'ai voulu tenir pour vrai que ce que je pouvais déduire de la première chose connue : Je suis, ainsi que je l'ai indiqué dans la Proposition 4, Scholie. Enfin, je n'ai pas mis les définitions de la crainte et de la malice au nombre des définitions, parce que personne ne les ignore et que j'en avais besoin seulement pour cette unique Proposition.
  10. Il s’agit du Corollaire au Lemme 1 de la Proposition 7 (note jld).
  11. Voir la démonstration de la Proposition 14 et la Proposition 15, Scolie.


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